À St Hélène, il n’y a que des Saints : c’est ainsi que se nomment eux-mêmes les habitants de l’île. Je vous pose donc la question : où trouve-t-on le plus de Saints ? Justement : en conséquence, St Hélène est synonyme de paradis. CQFD. Continuons.
St Hélène est aussi connue pour avoir été sélectionnée par les Anglais comme destination exotique pour la première offre de vacances longue durée et « all inclusive » pour clients de marque. En l’occurrence, notre little big man à nous. En vrais précurseurs, ils devançaient ainsi le Club Med de largement plus d’un siècle.
Ajoutez à cela que comme par hasard, St Hélène est idéalement située sur le trajet du Cap aux Antilles, au premier tiers de cette traversée.
Vous conviendrez facilement qu’il nous était impossible, dans ces conditions, de sauter cette étape, où passer deux ou trois nuits à peu près au calme, et refaire le plein d’eau…
St Hélène est une île volcanique d’environ quinze kilomètres sur huit, qui culmine à un peu plus de huit cents mètres, dont la capitale est Jamestown, au nord, où se trouve aussi le seul mouillage. L’île est en effet entourée de falaises inabordables. C’est une dépendance britannique où y vivent quatre mille cinq cents habitants, qui bat sa propre monnaie : la livre de St Hélène. Les quelques voitures y roulent donc à gauche : il y en a tellement qu’une immatriculation à quatre chiffres est suffisante…
Le bel aéroport tout neuf mais mal orienté1 devrait aider à sauvegarder le statut de paradis de l’île, la préservant d’invasions massives, clientes des concurrents modernes des premiers organisateurs de villégiatures exotiques. En attendant, il alimente bon nombre de discussions et critiques, sur l’incompétence des experts et la gabegie des pouvoirs publics.
Jeamestown est en dehors du temps. L’église anglicane du centre est la plus ancienne de l’hémisphère sud. Plusieurs maisons sont de style colonial, avec leurs colonnades et leurs galeries. Les Saints ne semblent pas rancuniers : une rue de la capitale a été baptisée « Napoleon Street ». Bon d’accord, c’est une rue et pas une avenue. Ceci dit, il n’y a pas beaucoup d’avenues sur l’île…
L’hôtel Consulate notamment est très pittoresque : belle façade à colonnades et galeries, avec un intérieur très riche. La salle à manger en particulier, dont une grande partie des boiseries et des meubles provient d’épaves du siècle dernier. La pièce maîtresse du plafond est en fait le grand mât d’un voilier qui a terminé sa carrière ici.
La population est très cosmopolite et métissée. L’île est très dépendante des importations de denrées de toutes sortes, et de ce fait, la vie y est plutôt chère, comme en Polynésie ou en Nouvelle-Calédonie. Le choix dans les deux ou trois « super marchés » est directement lié à la date du dernier passage du cargo approvisionneur qui fait la rotation avec Cape Town et Ascension toutes les deux semaines. Ce bateau, le RMS2 St Helena, est le dernier du genre dans le Commonwealth. Pour les courses, c’est donc un peu problématique, et cher. De plus, la sécheresse des six derniers mois fait qu’il y a très peu de légumes ou fruits locaux.
Même s’il y a une prison dans le centre de Jamestown, la criminalité ici ne semble pas être un gros souci : les prisonniers partent accomplir des tâches civiques vaguement escortés. La banque ne bénéficie d’aucune protection particulière : l’accès à l’arrière des guichets n’est même pas fermé ! Heureux pays !
Au syndicat d’initiative, nous réservons un tour de l’île avec visite du Coin des Français et de la distillerie la plus isolée du monde, pas moins : ce sera pour lundi. Car le samedi et le dimanche, tout est fermé… Il ne faut pas oublier que nous sommes ici pratiquement en Grande-Bretagne.
Pour le moment, nous sommes samedi, et cet après-midi, la France joue contre l’Irlande au rugby, tournoi des Six Nations oblige. Les Anglais que nous croisons vont jusqu’à nous encourager… Des Anglais supportant les Français, vous y croyez, vous ? « You have to understand, we hate Irish even more than French, so you will have lots of supporters this afternoon ! ». En se débrouillant bien, on arrivera peut-être à réhabiliter Napoléon avant ce soir3.
Petite anecdote rappelant à ceux qui l’auraient oublié, et qui ne jurent que par croissance à deux chiffres, que notre planète est limitée. Devinez qui mouille à côté de Kousk Eol ? Pentagram, le voilier anglais d’Emma et Andrew, que nous avions rencontré l’an dernier à Christmas. Ils sont à St Hélène quelques mois, pour travailler et remplir les caisses de leur Oyster 41 afin de pour voir continuer leur voyage.
St Hélène est aussi un sanctuaire à requins baleines réputé : nous n’en avons pas vu pour l’instant…
Bon : ça fait peut-être un moment maintenant que vous vous posez la question : « Mais pourquoi Sur les traces de Slocum ? », non ? Eh bien figurez-vous que le grand Joshua Slocum, premier circumnavigateur solitaire, à la fin du dix-neuvième siècle s’il vous plaît, s’est arrêté à St Hélène en 1898.
D’autres célébrités ont aussi fait escale ici, comme Haley venu y observer sa comète.
Dimanche 26 février 2017. Nos voisins toulousains, sur Iò, sont partis ce matin : nous les retrouverons sans doute à Fernando de Noronha. Le RMS St Helena lève l’ancre peu après pour le Cap. Comme tout est fermé aujourd’hui, nous en profitons pour bricoler, ranger et faire une petite lessive. La bande anti-UV du génois attendra un peu : le vent ne permet pas une manipulation sereine… Une inspection de la coque montre que les sangles de mise à l’eau ont un peu frotté l’anti-fouling tout neuf : rien de grave, mais dommage. La plaque de caoutchouc autour du sail-drive, elle, a bien tenu.
Le programme pour cet après-midi est chargé : montée de la Jacob’s Ladder vers le quartier résidentiel, lessive et internet. Pour aller à terre, le plus simple est d’appeler sur le seize de la VHF le ferry boat : service public utilisé par tous les marins du coin pour rejoindre leur bateau, deux livres aller-retour, départ à l’heure ronde, mais finalement très pratique, car le quai est très exposé à la houle.
La Jacob’s Ladder, en fait un très raide escalier, monte sur un peu moins de deux cents mètres vers Ladder Hill où une grande partie des îliens habitent. Nous compterons six cent cinquante-neuf marches, mais un panneau au sommet en indique six cent quatre-vingt-dix-neuf. Un Saint nous explique qu’en fait, l’escalier a été refait et qu’il comporte effectivement un peu moins de marches. Bon, ça fait malgré tout plus de mille trois cents marches aller-retour. Excellent pour les articulations des genoux ! On va peut-être revoir le concept de paradis…
Au sommet, magnifique vue sur Jamestown et sa petite baie. Nous apercevons même sous la surface l’épave du SS Papanui, qui s’est échoué chaudière en flamme il y a plus de cent ans.
Redescente vers la ville pour essayer de se connecter au reste du monde. On ne vient certainement pas à St Hélène pour la qualité de son internet : la minute coûte une fortune et le débit est le plus lent que nous ayons pratiqué jusqu’à présent. Le meilleur endroit est paraît-il le Ann’s Place, un restaurant qui semble être le lieu de rendez-vous des navigateurs qui font escale ici. Il y a bien un yacht club, mais ce dernier n’est là que pour respecter la tradition : le bâtiment est décrépit et vide, manque de membres pratiquants… Il ne prend vie que lors d’étapes de courses au large passant dans le coin. En attendant, nous réussissons péniblement à récupérer un premier jeu de GRIBs pour nous rassurer sur la météo des prochains jours. Les essais avec Skype n’arrivent qu’à consommer nos précieuses minutes sans beaucoup de succès.
Avant de rentrer au bateau, il reste à laver un peu ce qui sent le bouc à poil long et humide depuis plusieurs jours à bord : le jus gris qui continue à sortir au bout du troisième rinçage est un peu décourageant. Mais nous sommes forts : nous ne repartirons de St Hélène qu’avec du linge ne cocotant pas à plus d’un mètre.
Comme le dernier ferry boat est à dix-huit heures ce soir, nous mangerons à bord, après avoir étendu notre petite lessive : Kousk Eol se trouve transformé soudainement en bateau-lavoir…
Lundi 27 février. Nous avons prévu de repartir ce soir vers Fernando de Noronha. Donc, aujourd’hui, il faut faire les formalités dites de clearing out avec l’immigration, la capitainerie et la douane. Il faut aussi payer le ferry boat pour toutes nos traversées : ce qui restera des livres locales fixera les limites de nos dépenses de la journée. Sans trop traîner car, rappelez-vous, c’est aussi aujourd’hui que nous nous baladons autour de l’île.
En conséquence : capitainerie, quarante et une livres pour l’utilisation de la bouée et des sanitaires. Ferry boat : quarante-cinq livres pour nos différents allers-retours entre le bateau et Jamestown. Immigration : zéro livres, car nous ne restons que trois jours, et nos passeports s’ornent d’un magnifique tampon de St Hélène. Puis enfin la douane, qui nous donne notre « clearance out ». Dehors, Peter, notre chauffeur, nous attends dans une Rover aussi âgée que lui.
La visite de l’île peut commencer : nous nous dirigeons vers la partie haute par une route étroite et raide. La vue est rapidement magnifique, sur les petites vallées encaissées, les sommets verdoyants et une mer omniprésente. La cascade en forme de cœur, qui domine la maison où Bonaparte passa ses quatre premiers mois sur l’île, est à sec, confirmant la sécheresse dont souffre l’île.
Notre première étape est la distillerie la plus isolée du monde : un passionné s’est installé avec alambics et cuves à fermentation. Il concocte des alcools de figues de barbarie locales. Sinon, il importe canne à sucre et raisin d’Afrique du Sud pour élaborer du vin et du rhum, qui sert ensuite de base pour une liqueur au café et une autre au citron, locaux eux aussi. Production minimaliste, pour connaisseurs uniquement : ce brave homme est seul pour les commandes, la fabrication et la distribution, qui ne semble pas dépasser les limites de St Hélène.
La dégustation terminée, nous sommes armés pour nous attaquer au lourd ; la tombe de Napoléon, isolée en pleine nature, poignante de simplicité. Rien à voir avec le Panthéon…
Puis la route continue vers Longwood, la dernière résidence de l’empereur déchu, morceau de territoire acheté par la France pour conserver la mémoire de Bony, comme disent les Anglais un peu sarcastiques… La demeure est magnifiquement restaurée, véritable musée dont le conservateur est français, à la gloire de celui qui a fait trembler toute l’Europe. Il n’y a pas à dire, Napoléon a bénéficié là d’un bon appart4…
Notre visite se poursuit sur des routes toujours exiguës, nombreuses et en bon état. Le haut de l’île abrite quelques pâturages, et des réservoirs pour assurer l’alimentation en eau des Saints : essentiels, car cette année, le manque de pluie pendant les six derniers mois a créé une situation de sécheresse critique. Notre trajet passe au pied des crêtes sommitales, sous le Diana’s Peak, point culminant à un peu plus de huit cents mètres.
Au pied de la crête se trouvait le camp qui hébergeait les prisonniers boers de la guerre avec les Anglais fin dix-neuvième. L’étape suivante est Plantation House, le magnifique manoir du gouverneur de l’île, avec court de tennis privé. Les jardins abritent des tortues géantes qui viendraient des Galapagos.
Puis nous redescendons doucement enfin vers Jamestown pour un rapide casse-croûte avant de nous préparer à partir, et pour dire au revoir à Emma et Andy de Pentagram, mais aussi à Heidi et Jérôme qui arrivent tout juste du Cap sur leur Fleur de Sel.
Nous n’aurons pas revu les autres voiliers partis avec nous de Cape Town : Papa Jo, Sea Rover, Teakita… Ce sera pour une autre étape.
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1– Où les vols commerciaux refusent de se poser, le jugeant trop dangereux…
2– Royal Mail Ship : navire des messageries royales britanniques.
3– Raté pour cette fois : les buveurs de Guiness ont mis la pâtée aux éleveurs de coqs…
4– Copyright Mathias. Comme promis, les jeux de mot vaseux sont, et resteront, gratuits.