Nous remontons l’ancre un peu avant vingt heures, quasiment en même temps que Sea Rover et cette fois sans filet à requins. La sortie du port se fait sans encombre : pas besoin de nous expliquer longuement qu’il faut bien laisser la place aux énormes masses sombres qui entrent et sortent ! Durban est définitivement un grand port très actif.
Une fois dehors, cap au sud, avec un peu de vent dans le nez, et des vagues tout à fait raisonables : jusque-là, la météo a tout juste. Un peu plus loin devant nous, un autre voilier : Comfortably Numb, battant pavillon sud-africain. La nuit se passera au moteur, en attendant que le vent commence à tourner au sud-est.
Bons élèves, nous faisons comme recommandé dans les guides : nous suivons l’isobathe des deux cents mètres, à moins de dix milles de la côte. C’est là que le courant des Aiguilles est censé être le plus fort. Pour l’instant il ne nous ébouriffe pas…
Samedi 26, 10h30 : Christian a décidé de mettre fin au rêve… Une bonite a fini par se laisser convaincre par la cour effrénée de son rapala, et nous aurons des filets pour midi : à la tahitienne et en steak. Quand on aime, on ne compte pas. Voici bien longtemps que nous n’avions pas mangé du poisson extra-frais : ça changera un peu des saucisses… Sinon, nous sommes toujours au moteur, vent faible dans le nez. Mais il semble que le courant commence à sortir de sa léthargie : nous accélérons progressivement et avons déjà pris un nœud depuis une ou deux heures.
La journée passe tranquillement : vent plutôt faiblard, beaucoup de moteur. Le hic est que la météo a concocté un petit programme pour les retardataires à East London : dépression et brise de sud assez forte prévues lundi… Nous avons pris une marge, mais il ne faut pas trop traîner tout de même ! Surtout que le courant n’est pas (encore) à la hauteur des histoires qu’on nous a racontées pour nous pousser rapidement vers le sud.
Nous ferons même un essai de Code D en fin de journée : nous gagnons un demi nœud, mais la brise devant souffler plus sérieusement cette nuit, nous repassons sous génois au soleil couchant.
Dimanche 27, 7h30. Le vent s’est effectivement levé : vingt à vingt-cinq nœuds du nord-est, donc vent arrière vers East London. La mer en profite pour se creuser : les vagues atteignent maintenant trois bons mètres. Comme elles viennent elles aussi de l’arrière, Kousk Eol roule les mécaniques. Les tentatives de départ au lof deviennent trop fréquentes : le troisième ris est pris, et la vitesse s’en ressent à peine. Entre temps, le courant s’est enfin renforcé : nous filons maintenant entre neuf et dix nœuds. Il nous reste encore un peu plus de cinquante milles avant l’arrivée.
En regardant la crête bien blanche des vagues, nous ne pouvons nous empêcher d’imaginer la situation en cas de vent contraire… Il faut dire qu’avec leurs histoires d’équipiers, voire de bateaux, perdus en régate dans les « vagues anormales », les membres du Royal Natal Yacht Club ont réussi à faire monter le niveau de stress. Petit bémol : ces accidents datent d’une époque où la météo n’était pas aussi fiable qu’aujourd’hui. Avec l’AIS, nous voyons que nous sommes une bonne demi-douzaine de voiliers à avoir quitté Durban vendredi soir. Il n’y a pas tous les jours de bons créneaux, alors tout le monde se précipite sur le premier acceptable. Les potins sur les quais disent que cette année est un peu particulière : les dépressions se succédant à un rythme plus court que ce qu’indiquent les statistiques.
10h40 : le vent est maintenant bien établi à trente nœuds de nord-nord-est. Un dernier empannage nous met sur la route directe, grand largue, à vingt-cinq milles d’East London. La mer est blanche d’écume sous un ciel éclatant. Les vagues continuent à faire les fières, et à prendre de la hauteur. Comme sur les GRIBs. Quant à nous, nous affinons notre maîtrise des options « Rodéo » de Kousk Eol, déjà testées avec André lors de la traversée depuis les Cocos.
Le vent continue à escalader l’échelle de Beaufort : plus de quarante nœuds dans les rafales. Les pointes de Kousk Eol frisant les douze nœuds ne sont pas rares, avec une moyenne à plus de plus de neuf nœuds. Les vagues, elles, s’assagissent très légèrement alors que les fonds remontent.
À moins d’un mille au nord, le Golden Dragon battant pavillon australien, sous voile d’avant seule : nous comprenons à la VHF qu’une dizaine de voiliers sont partis de Durban. Les places au mouillage vont être chaudes… Appel au Port Control qui confirme : nous devrons mouiller sur ancre dans la Buffalo River. J’avais oublié de vous dire : East London est le seul port d’Afrique du Sud dans un estuaire de rivière.
L’entrée du port est très ouverte au nord : la houle entre bien et impose une vigilance particulière pour ne pas partir en crabe. A quatorze heures quinze, nous voici à l’ancre devant le Buffalo River Yacht Club. Et nous ne sommes pas seuls…
L’absence de monotonie semble être la caractéristique des navigations véliques depuis que nous avons quitté la Réunion : en quelques jours, tous les cadrants de la boussole y passent côté vent, ainsi que l’éventail des degrés Beaufort, de force un à force huit. Et la mer suit la cadence, bien sûr. Aucun répit.
Nous sommes probablement ici pour quelques jours, re-météo oblige : le prochain créneau ne sera pas avant mardi vingt-neuf. Comme d’habitude, ceux qui ont pris l’abonnement à ce blog avec l’option (non incluse automatiquement) « Afrique du Sud » pourront lire l’épisode suivant de ce palpitant récit, dans un numéro en principe à venir dans un futur qui ne saurait être trop lointain.