Archives de catégorie : Le voyage

Descente vers Pointe à Pitre

Mercredi 11 décembre. Nous y sommes donc : nous avons franchi la moitié de notre traversée de deux mille huit cents milles ce matin. Encore environ neuf jours avant de toucher terre. Mais maintenant, ce n’est que de la descente jusqu’à Pointe à Pitre…

Cette journée est la plus ensoleillée depuis le départ : les crèmes protectrices sont de sortie. Par contre, le vent souffle fort, et la mer continue à ne pas nous faire de cadeaux.

Un yacht à moteur de soixante-quinze mètres, le Plus Ultra (probablement immatriculé à la Mecque), nous rattrape et nous fait un petit coucou à la VHF au moment de nous doubler. Eux aussi vont vers la Guadeloupe.

Ah ! Je vous laisse deux minutes : il est dix-huit heures et c’est « binouze o’clock » en terrasse, avant de passer à un repas plus sérieux, puis d’enchaîner sur les quarts. Il est très important de respecter les traditions dans la marine.

Jeudi 12. Ce matin, c’est le voilier français Fidelio qui passe près de nous : eux aussi voguent vers la Guadeloupe.

Dans la nuit, l’estrope qui retient le hale-bas de tangon lâche sans prévenir, et ce dernier en profite pour se balancer de haut en bas. Il faut réduire le génois, et nous réparerons au jour. Ce qui est fait juste après le café matutinal. Nous en profitons aussi pour changer le sandow d’un des chariots de grand-voile qui n’a pas apprécié les longs bords de vent arrière. Puis la route est reprise sous un ciel cette fois bien gris et humide : c’est l’option brumisateur de Kousk Eol…

Une journée à bord de Kousk Eol. La traversée vers les Antilles depuis les Canaries, c’est en principe un peu moins de vingt jours. Kousk Eol est certes un beau et bon bateau, mais l’espace y est limité. Alors, comment font les quatre locataires pour se partager ce volume réduit, jour après jour ? Voici une question qu’elle est bien d’être posée.

Déjà, comment se sont réparties les couchages ? Il y a trois cabines sur Kousk Eol, plus une couchette dans le carré. Hervé et Jacques occupent les cabines arrières, et François celle devant, qu’il partageait avec Yan jusqu’à son départ. Claude prétexta qu’il fallait qu’il ait l’œil sur le bateau à toute heure pour s’accaparer la couchette du carré. Le confort est directement lié à l’état de la mer et à l’allure du voilier : au près dans le clapot, l’avant est une abomination, alors qu’au vent arrière dans une houle courte qui roule, c’est l’arrière qui offre le moins de confort.

Durant la journée, chacun vaque à ses occupations préférées : lecture, pêche, sieste… La confection des repas s’effectue sur une base de volontariat, et ça fonctionne. Seul Jacques est dispensé de cuisine, à une très grande majorité des voix (en fait, à la majorité absolue) : du coup il se colle, infatigable, à la vaisselle. Tout le monde se retrouve soit autour de la table du carré, soit dans le cockpit pour les repas. Autre moment privilégié : « binouze o’clock », où un verre de vin, voire une canette de bière, est toléré, au coucher du soleil.

Ça bouge à peine!

Ces instants partagés sont aussi propices à une activité importante sur Kousk Eol : les débats politiques, toujours passionnés et raisonnables. Ah les analyses comparatives, argumentées entre la presse d’extrême gauche comme Valeurs Actuelles et ce suppôt de la droite qu’est Charly Hebdo, voire le Canard Enchaîné…

La nuit, les quarts, tournants, démarrent à vingt et une heures, et durent deux heures et demie chacun, jusqu’à sept heures le lendemain. La lune, pleine, inonde l’horizon d’une lumière féerique, dont le seul aspect peut-être négatif est de masquer la plupart des étoiles, tant la luminosité est forte. Quelques poissons volants viennent heurter Kousk Eol et s’échouer sur le pont.

Des fois ça marche. Des fois…

La route des alizés ne nécessite pas un grand nombre de manœuvres, le vent étant relativement stable en force et en direction. En général. Évidemment, sauf cette année : le vent souffle autour de vingt nœuds, globalement d’est en ouest, et pratiquement depuis les Canaries. Donc nul besoin de descendre jusqu’aux îles du Cap Vert pour prendre l’autoroute. Le temps est très variable, avec de nombreux passages de grains accompagnés de leurs surventes un peu brutales. Les interventions consistent donc principalement en la réduction puis le relâchement des voiles : ris dans la grand-voile, tours d’enrouleur pour le génois. Tout se fera pratiquement vent arrière, même si ce n’est pas l’allure la plus confortable. Quelques petites réparations, nécessaires, viennent briser cette régularité.

La pêche, c’est le domaine de François et Hervé. Et nous ne nous plaindrons pas, même si un petit thon ne se décide toujours pas à s’intercaler entre les dorades coryphènes. Jacques passe beaucoup de temps sur la route et la météo, à ajuster les prédictions pour les heures ou les jours à venir. Quant à Claude, personne n’a vraiment bien compris son rôle à bord…

15h30. Le vent tombe… Pour lâcher un ris rapidement, nous mettons le moteur pour déventer la grand-voile. Et là, mauvaise surprise : la marche avant ne s’enclenche pas. Presqu’une heure d’investigations après, le verdict tombe : l’inverseur ne fonctionne plus… Donc, plus de propulsion motorisée. La tuile, car on ne peut réparer en mer. Heureusement, le moteur tourne débrayé, et pourra donc être utilisé pour charger les batteries, si nécessaire. Il faudra voir à Pointe à Pitre pour une réparation. Les GRIBs prévoient du vent jusqu’au bout : il faut y croire ! Puis il restera la manœuvre de port à faire.

Samedi 14. Cette fois, nous sommes à moins de mille milles de Pointe à Pitre : neuf cents très exactement ce matin. Nous prévoyons d’arriver jeudi en fin de journée, si le vent se maintient : Kousk Eol avale autour de cent soixante-dix milles par jour depuis quelque temps. Cette fois la chaleur est là. Quand le soleil brille, le cockpit devient rapidement intenable. Il y a longtemps que shorts et t-shirts sont de sortie !

Poisson volant échoué sur le pont.

Hervé et François, nos invétérés experts en rapalas et autres moulinets, devant les revendications pressantes du reste de l’équipage pour manger autre chose que de la dorade, par exemple un joli thon, nous remontent un thazard balèze, mais visiblement pas au bal. Nous ne ferons pas la fine bouche…

Il est pas au bal, le thazard…

Et comme toujours, sur un air connu : « Y a des vagues et y a du vent, darladirladada… ».

Lundi 16. La Guadeloupe est à moins de six cents milles. Le vent ayant changé légèrement de direction ; nous en profitons pour empanner et nous mettre au grand largue. Du coup, nous ne roulons plus que sur un côté : énorme amélioration dans la réduction de l’inconfort ! Cela faisait plus de dix jours que nous étions au vent arrière, génois tangonné.

Mirabelle sur le kouign aman. Nous nous l’étions dit : si nous arrivons assez tôt en Guadeloupe, nous ferons une petite escale aux Saintes, pour faire découvrir le magnifique mouillage de Terre de Haut. C’est comme ça avec les croisières Kousk Eol : une mirabelle sur le kouign aman qui permet de terminer en beauté… Mais c’était sans compter sur la panne de l’inverseur du moteur. Une des priorités maintenant est de trouver au plus tôt un mécanicien pour effectuer la réparation. Donc, nous nous dirigeons directement vers la marina du Bas du Fort à Pointe à Pitre, où nous devrions arriver dans la nuit de jeudi à vendredi. Nous serons peut-être obligés de faire un mouillage devant le port en attendant d’avoir un coup de main pour la manœuvre d’amarrage : sans moteur, c’est un peu délicat.

Le dernier quart tire à sa fin…

En attendant, l’alizé a de nouveau un peu tourné, et pour reprendre une route plus directe, nous repassons vent arrière… Et nous nous faisons rouler une fois de plus.

Tellement qu’au bout de quelques heures, nous repassons au grand largue, quitte à rallonger un peu notre route : le confort s’en ressent grandement ! Disons plutôt que l’inconfort diminue… Au lieu d’être ballottés brutalement d’un bord sur l’autre, nous ne le sommes plus que d’un seul bord… Les vols planés deviennent du coup plus prédictibles. Sacré progrès !

Depuis un moment, nous observons des sargasses, de plus en plus nombreuses…

Mercredi 18. De nouveau cent soixante-dix milles ces dernières vingt-quatre heures : nous progressons avec une régularité de métronome… À ce train, nous devrions arriver à Pointe à Pitre demain dans la nuit : il reste deux cent cinquante milles à courir à huit heures ce matin.

La perspective du ti-punch devient de plus en plus réelle. Mais avant, il faudra prendre un mouillage sans le moteur, de nuit…

Jeudi 19 – Sept heures. Fin des derniers quarts… De nouveau de grosses vagues durant la nuit, puis une accalmie ce matin. Moins de cent milles avant l’arrivée… Nous allons commencer à guetter la terre, avec un sentiment mitigé : contents d’avoir fait cette traversée, et un peu nostalgiques que ce soit la fin. Dix-sept jours depuis Las Palmas : nous avons tenu notre estimation, même si les conditions n’ont jamais été de tout repos.

Les derniers fous tournent autour de Kousk Eol dans l’espoir que des poissons volants effrayés vont sortir de l’eau, et se faire attraper en plein vol.

15h54 : « Terre en vue ! ». C’est François qui le premier aperçoit la Désirade à un peu moins de vingt-cinq milles dans le nord-ouest.

Et finalement, c’est à deux heures trente le vendredi que nous jetons l’ancre, sous voile s’il vous plaît, devant l’entrée de la marina, qui viendra nous chercher quand le jour sera là…

De Las Palmas à Pointe à Pitre

Dimanche 1er décembre 2019. Le départ est toujours prévu demain. La météo est favorable, avec de bons vents portants vers le sud-ouest. Les courses sont faites. Ainsi que les quelques réparations prévues, dont le remplacement du filtre à air du moteur : rappelez vous que sans lui, l’arrivée d’air chie1 et donc au-revoir Volvo.

Pour ce dernier soir à terre, François nous prépare un poulpe au riz suivi de bananes flambées, probablement pour nous faire oublier Yan !

Nous n’emporterons pas un souvenir ému de l’ambiance au ponton de la marina : les équipages vivent repliés sur eux-mêmes, et personne ne vient donner un coup de main à ceux qui viennent s’amarrer. Après tout, les marineros sont là pour ça, et ce n’est même pas la peine de les remercier… Un voilier sur deux est un gros catamaran, et nous comprenons vite que Kousk Eol ne fait pas le poids côté ostentation.

Point positif : la vie est moins chère ici qu’en France.

Lundi 2. Il pleut… Drôle de temps pour partir. Ultimes bricolages : changement de la drosse de l’enrouleur du génois et remplacement du sandow du lazy-bag2. Dernière vraie douche avant l’arrivée. Les réservoirs d’eau douce sont remplis. Et c’est l’heure : passage à la pompe pour refaire le plein de gasoil (à moins d’un euro du litre…), puis direction le sud pour aller récupérer les alizés. Avec un long premier bord de vent arrière, génois tangonné, avec quinze à vingt nœuds de vent, malheureusement dans une mer qui secoue encore un peu. La première nuit de cette traversée sera un peu agitée, le bateau roulant sur les vagues. Dormir sera un vrai challenge. Probablement pour nous rappeler notre statut de privilégiés, le centre de coordination des secours en mer de Las Palmas lance un appel indiquant que deux bateaux de migrants sont en route vers les Canaries depuis les côtes d’Afrique, et demande de veiller… Nous sommes loin de leur route.

Un moment de détente parmi d’autres…

Il nous faut encore piquer vers le sud-ouest avant de vraiment accrocher les alizés, soit une centaine de milles si la météo est fiable. Pour nous faire patienter, un groupe de dauphins vient exécuter ses pirouettes à l’étrave.

Mardi 3, 12 heures UTC. Premières vingt-quatre heures de cette traversée, et nous aurons fait cent quarante-six milles : pas un exploit, mais pas pire… Sur un total de pratiquement deux mille huit cents milles. Et un engagement d’être à la maison pour Noël…

À la recherche de l’alizé – On vous l’a dit, il faut descendre au sud pour accrocher le zéphyr qui nous poussera jusqu’aux Antilles, et qui s’établit grosso modo juste sous le tropique du Cancer. Beaucoup de voiliers d’ailleurs vont pour cette raison plein sud jusqu’aux îles du Cap Vert, au large du Sénégal, avant d’entamer leur traversée. Pour raccourcir le trajet, nous naviguons sud-ouest durant trois jours, dans des conditions très variables, avant l’alizé salvateur. Nous aurons des périodes de grains, avec vent fort, puis de grand calme, propices aux manœuvres diverses et variées : « Je mets le spi, ou je garde le génois tangonné ? » « On prendrait pas un ris, des fois ? Et même deux tant qu’on y est ? » « Il faudrait songer à mettre un coup de moteur, non ? », etc. Par-dessus le marché, avec ces conditions très variables, les batteries ont du mal à se charger : pas de soleil sur les panneaux, ou vent trop faible pour l’éolienne. Et qui dit pas de batteries, dit pas de pilote… Insupportable pour la bande de feignasses3 épicuriens et hédonistes invétérés du bord.

Nuageux? Meu non…

C’est le cas en ce moment : nous traversons une zone un peu molle qui s’étend sur au moins cent cinquante milles. La décision est prise de brûler du gasoil pour rejoindre sans trop traîner le vent promis par les GRIBs…

Bon, je vous laisse deux minutes : nous passons sous un gros nuage, et le vent monte rapidement. Le génois est déroulé, le moteur arrêté, et Kousk Eol fait très vite des pointes à plus de dix nœuds… Nous savons que cette situation ne va pas durer, mais une demi-heure de voile dans ces conditions valent une heure de moteur : aussi bon pour la planète que pour nos réserves ! Effectivement, trois quarts d’heures plus tard, le nuage est franchi et le vent retombe. Donc re-Volvo.

Et en rebordant la grand-voile, la poulie en bout de bôme lâche : les aller-retour incessants sous moteur ont eu raison du filetage qui s’est défait. Pas de problème : la caisse à outils est sortie et les boulons resserrés. Petite inspection rapide : une rotule d’extrémité de latte s’est elle aussi dévissée. Il faut affaler la grand-voile, revisser, et renvoyer. Il y a toujours quelque chose à faire sur un voilier qui navigue.

Mercredi 4, 19 heures 10. Le vent semble enfin s’établir. Seraient-ce les alizés tant attendus ? Vous le saurez au prochain numéro. Du moins si vous êtes à jour de votre abonnement à cet extraordinaire blog. Pour moi, il est l’heure d’aller savourer les pois chiches-lardons-tomates concoctés par François…

Ça pulse!

Le vent tient toute la nuit, avec quelques perturbations occasionnées par de gros nuages sombres qui parfois lâchent des gouttes. Nous ferons des pointes à plus de dix nœuds. Si ce ne sont pas les alizés, ça y ressemble de plus en plus !

Jeudi 5, petit déjeuner : concertation sur la grève nationale… Finalement, le commité décide de continuer comme hier, en mettant à contribution le pilote automatique, produit de l’industrie capitalistique, dont les revendications sur son régime de retraite, il faut bien le dire, se résument à des rations quotidiennes d’électrons en quantité suffisante. Ça tombe bien, il y a du soleil.

Nous ferons cent cinquante-neuf milles lors de ces dernières vingt-quatre heures : la moyenne s’améliore. Et le tropique du Cancer est franchi à quinze heures quarante-cinq, avec vingt-cinq à trente nœuds de vent, dans une mer formée. Avec toujours des pointes à neuf nœuds, sous trois ris dans la grand-voile et un tiers de génois…

Passage du tropique.

Kousk Eol roule toujours autant : ça devient dur pour les déambulateurs des deux vieux du bord…

Dimanche 8. On pourrait penser que les alizés, c’est un peu monotone à la longue. Détrompez-vous. En tout cas pas cette année. Le vent est puissant, ce qui est plutôt bon pour la moyenne, mais très fort sous les grains relativement nombreux. Cette nuit, nous avons eu droit à plus de quarante nœuds avec pluie : Kousk Eol en a profité pour surfer à plus de treize nœuds dans une obscurité complète, malgré les trois ris dans la grand-voile et un tiers de génois, au portant. Émotions garanties !

Sinon, à bord, la vie s’est organisée. François et Hervé découvrent la grande croisière et ne nous croient plus guère quand on leur jure que d’habitude, la route des alizés c’est quand même plus cool… Les deux premières dorades sont sorties de l’eau et transformées illico en excellent sashimis : elles devaient vraiment avoir envie d’en finir, vu la vitesse du bateau lorsqu’elles ont été ferrées !

François, Hervé et Claude essaient avec grande difficulté de faire oublier Yan côté cuisine, alors que Jacques, qui y a renoncé depuis longtemps, se colle à la vaisselle : « Ne me demandez pas de faire cuire ne serait-ce que des pâtes, vous le regretteriez ! ».

Aujourd’hui, nous franchissons le premier tiers de notre traversée depuis Las Palmas : un peu plus de neuf cent milles sur un total de deux mille huit cent.

La température s’adoucit et le vent est plus agréable, en dehors des grains. Les premiers poissons volants s’échouent sur le pont, signe aussi que nous descendons vers le sud.

Ah oui, au fait : savez-vous ce qu’il y a au menu de ce soir ? Eh oui, encore de la dorade coryphène… Deux coup sur coup sont attrapées avant la fin du jour, et des belles.

Qu’est-ce qu’on mange à midi?

Je ne sais pas comment expliquer aux petits d’arrêter : de vrais gamins ! « Demain on fait plonger les rapalas et on te remonte un thon ! Promis ! ».

Lundi 9 décembre. Aujourd’hui à douze heures UTC, cela fera une semaine que nous sommes partis de Las Palmas, et il nous reste environ mille sept cents milles à parcourir. Le vent est toujours aussi fort, autour de vingt nœuds, avec de bonnes rafales sous les grains toujours aussi nombreux. Et la mer ne se calme pas. Nous sommes invariablement avec nos trois ris dans la grand-voile, et le génois tangonné. Difficile de dormir ! Quoi ? Je l’ai déjà dit ? Et alors : la mer aussi, elle se répète, parfois.

Un beau voilier britannique, le Path, de trente-six mètres de long, passe sur notre arrière : « We have lots of beer and wine, but we fished nothing since we left… ». Nous les faisons un peu baver en racontant que nous, nous sommes obligés de nous arrêter certains jours pour ne pas faire de gaspillage… Pas sûr que ça arrange les affaires du Brexit.

La température continue de monter et il fait maintenant chaud dans le carré et les cabines. L’océan est à plus de vingt-quatre degrés. La nuit, les poissons volants ne sont plus rares qui s’échouent sur le pont… La lune, presque pleine, éclaire à présent nos ténèbres, du moins lorsque les nuages ne la voilent pas.

Mercredi 11 décembre. Toujours les mêmes conditions de navigation… Avec un vent et une mer un peu plus forts qu’hier.

Mais à sept heures quarante-cinq UTC, nous franchissons la mi-parcours ! « Plus que » mille quatre cents milles avant Pointe à Pitre.

__________________

1 Désolé… Je ne m’en lasse pas…

2 Le lazy-bag est une toile tendue le long de la bôme, qui reçoit la grand-voile lorsqu’elle est affalée, et le sandow permet de l’empêcher de gonfler avec le vent.

3 Barrer vingt-quatre heures sur vingt-quatre peut devenir rapidement fastidieux, surtout qu’il faut suivre le même cap avec les mêmes réglages pendant des heures : la monotonie n’est pas bien loin…

De Gibraltar aux Canaries

À peu de choses près, nous mettons notre plan en pratique : le vent, peu respectueux du travail de prédiction des météorologues, continue à s’époumoner au-delà de seize heures. C’est donc à un peu plus de dix-sept heures que nous quittons la Marina Alcaidesa et Gibraltar.

Pour nous accompagner vers les mers du Sud…
Bye bye le Rocher!

Nous longeons la côte jusqu’à Tarifa pour ne pas avoir trop de courant de face, puis mettons le clignotant à gauche pour traverser le rail du détroit en direction du cap Espartel, à l’ouest de Tanger. Le vent nous pousse bien, et la traversée est avalée en douceur. La mer annoncée n’est pas au rendez-vous. La nuit est claire et le ciel étoilé à souhait.

Pas au rendez-vous la mer ? Juste qu’en Lady qui se doit de rappeler au bas peuple qui tient le manche, elle a décidé de nous prendre par surprise : après trois ou quatre heures de tranquillité, nous tombons sur des vagues croisées qui transforment ce pauvre Kousk Eol en piteuse casserole. Surtout que les flots, taquins, se sont alliés à leur pote Éole qui nous laisse un peu tomber : rien pour appuyer un peu sur les voiles… Les deux malheureux de la couchette avant ne dormiront que par intermittence cette nuit. Une bonne nouvelle tout de même : la toile anti-roulis fonctionne !

Dimanche 24 novembre 2019. Y en aurait pas un qui a dit en se levant : « L’an prochain j’achète une télé et je regarde le Vendée Globe dans mon salon ! » ? C’est la première « vraie » nuit en mer pour certains, où l’on ne voit plus les côtes : petit moment d’émotion… Du coup, petit déjeuner en terrasse, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps, avec baguette chaude en guise de croissants. Cool.

Visiteurs du jour.

La demi-douzaine de voiliers qui avait choisi la même option que nous pour quitter Gibraltar est toujours groupée à quelques milles autour de Kousk Eol.

On vous passe la bonite qui a eu le malheur de croiser notre route et qui agrémentera notre déjeuner avec un peu de wasabi. Le vrai évènement de la journée est que, pour faire plaisir au petit qui trépignait depuis un moment, le Code D1 est installé : nous reprenons presque deux nœuds de vitesse. Mais ça ne dure pas : le vent tombe vraiment et il faut se résoudre à brûler un peu de résidu organique fossile…

Lever de soleil.

Aujourd’hui, les voiliers de l’ARC2 s’élancent de Las Palmas vers les Antilles : deux cents voiliers qui voyagent de concert. L’ARC permet ainsi à des équipages qui autrement resteraient de ce côté de l’Atlantique de faire « LEUR » traversée, en prenant en charge les aspects de logistique, météo et sécurité. Ça devrait faire de la place dans la marina !

La houle, majestueuse, s’est maintenant installée : cette fois-ci c’est sûr, nous ne sommes plus en Méditerranée.

20 heures 45 : tout d’un coup, le bateau se met à virer à cent quatre-vingts degrés, sans prévenir… Rapide investigation : c’est la goupille de l’axe du vérin du pilote qui a cassé. Pas trop de mal, sauf qu’il faut être un peu contorsionniste pour aller démonter l’axe du secteur de barre. Un quart d’heure plus tard, tout est rentré dans l’ordre. On jettera un coup d’œil demain pour vérifier qu’il n’y a pas de jeu.

Vent arrière de nuit.

Lundi 25. La nuit fut particulièrement tranquille, au moteur sur une douce et régulière houle. Il fallait rester sur ses gardes : nous sommes sur une route commerciale, et plusieurs cargos ou pétroliers nous croiseront. Sur les coups de neuf heures, le vent fait mine de se réveiller lui aussi, doucement. Le Code D est mis à poste et déhale Kousk Eol à plus de cinq nœuds : on a déjà vu mieux, mais c’est toujours ça d’économisé en carburant, surtout que la météo prévoit d’autres périodes de calme.

Sous Code D.
Comme d’hab, c’est le pilote qui fait tout…

Le groupe de voiliers parti en même temps que Kousk Eol de Gibraltar commence à se disperser. Kawaine II est repassé devant, allant plus vite au moteur que nous. Casablanca est à environ quarante-cinq milles à l’est : cette fois, nous nous éloignons des côtes africaines.

Une barque avec deux pêcheurs à bord passe nous voir en faisant le signe de fumer. Comment leur expliquer que nous ne sommes tout au plus qu’une bande d’ivrognes, pas de fumeurs ? À la place, nous leur offrons des biscuits qui sont acceptés avec de grands sourires et force remerciements. Leur barque n’est pas bien grande, avec un petit moteur hors-bord (et un deuxième au cas où), à environ vingt-cinq milles de la côte.

Puis devinez quoi ? Le vent continue à faiblir les copains, tout en passant sournoisement à l’arrière, allure que n’aime pas le Code D. Cette fois-ci, Yan n’a même pas le temps de dire : « On met le spi ! ». Lequel nous permet de reprendre presque deux nœuds sur la bonne route.

Préparation du spi.
Quelques minutes plus tard…
Sous spi…

Et le spi tiendra jusqu’au soir, où nous le remplaçons par le génois tangoné pour la nuit : nous avançons autour de quatre nœuds et demi. On a connu des jours meilleurs, mais on avance, et dans la bonne direction. La nuit, elle, est magnifique : la Voie Lactée est immanquable au-dessus de nos têtes. Quelques étoiles filantes zèbrent la voûte céleste, mais les vœux de vent meilleur n’ont pas l’air de fonctionner…

Puis vers cinq heures, il faut remettre le moteur. Que nous remplaçons ver huit heures trente par la voile magique, le Code D : six nœuds et demi ! Les affaires reprennent ! Mais bien sûr, le vent repasse sur l’arrière, et le Code D laisse la place au spi. Pourvu que ça dure…

Les deux lignes de pêche sont mises à l’eau, rituel maintenant quotidien. Avec la question non moins rituelle : « Qu’est-ce qu’on mange à midi3 ? ». Parce que manger est un moment d’une importance extrême à bord. Juste pour vous donner une idée de menu type, d’une banalité confondante :

  • Aimable mise en bouche pour ouvrir les papilles : toasts recouverts d’un soupçon de pâté à l’andouille de Guéméné.
  • Entrée : sashimis de thon de ligne, pêché de l’heure, subtilement agrémenté de sauce soja et wasabi.
  • Plat de résistance : filet de thon mi-cuit accompagné de son riz rehaussé d’une préparation gourmande tomates-oignons-épices du monde.
  • Fromage de brebis vieilli dans les grottes du pays basque espagnol.
  • Fruits du verger catalan ; pomme, banane, orange.
  • Expresso et son carré de turròn duro.

Réflexion de Jacques : « Vivement que Yan débarque pour qu’on puisse remanger sainement : sandwiches biscotte-fromage, pâtes à l’eau, boite de pâté Hénaff, Bounty… Des trucs naturels, quoi. ». Puis les vieux du bord s’octroient en général une petite sieste pendant que la jeunesse s’éclate à pousser Kousk Eol dans ses retranchements, mode régate.

C’est quoi ce spi rouge à notre tribord avant ? L’AIS4 dénonce Yolo, un voilier français visiblement sur la même route que nous. L’impudent ne sait pas (encore) que le protocole veut qu’il admire notre tableau de bord, pas l’étrave. Surtout depuis qu’on y a apposé l’autocollant de la vahiné Hinano… Il va vite apprendre, le bougre !

Yolo sous spi.

Aujourd’hui, midi trente, Kousk Eol a fait à peu près la moitié du chemin vers Las Palmas, soit trois cent cinquante milles. Vous avez déjà compris que ce n’est pas cette fois que nous battrons des records. Mais on s’en bout les cailles : même si l’équipage – Hervé, François et Yan, des bouffeurs d’écoutes sempiternellement sur la brèche – n’a pas été recruté à Sybaris, l’ambiance est bon enfant à bord, le second degré redoutable et l’énergie débordante dès qu’il y a une manœuvre à effectuer. Et il y en a !

Coucher de soleil.

Mercredi 27 novembre. Quarts bonhommes, spi tangoné sur une houle longue. Comme les batteries ne se sont pas complètement chargées hier, le moteur est sollicité en fin de nuit pour soutenir le pilote. En effet, sous spi, cap au sud-ouest, les panneaux solaires sont masqués une grande partie de la journée et le peu de photons qui leur tombent dessus peine à extraire les électrons requis. Quant à l’éolienne, son préavis de grève illimité au portant reste d’actualité… Effet de bord comique : Yan se lève en sursaut au bruit du moteur, et bondit vers la cabine d’Hervé pour l’empêcher de ronfler…

Ces bougres de Yan, Hervé et François, encore eux, irrespectueux des coutumes du bord, sont déjà à hisser le spi au milieu du petit déjeuner : « Il faut que ça pulse ! ». Les ancêtres sages continuent imperturbables sous les quolibets à savourer leurs muffins grillés au beurre salé et confiture d’ananas : « La grimace de la hideuse baudroie n’atteint pas le majestueux lagénorhynque ! ». Las Palmas est à deux cent soixante-cinq milles : si tout va bien on y est en deux jours. Et la veille du retour de Yan en métropole : c’est la première fois qu’il est totalement déconnecté de ses chantiers…

Toujours sous spi…

Jeudi 28. Un peu avant huit heures, un petit café pour se réveiller… Et ça recommence ! « On empanne et on met le spi ! » « On finirait pas le café d’abord ? » « Ouais, mais on met le spi ! » « Mais le café ? Et il ne fait même pas jour… » « Allez, quoi, on met le spi ! ». Une croisière, ça ?

Neuf heures trente : Lanzarote émerge sous les nuages, à une trentaine de milles au sud. Le vent s’est un peu levé et Kousk Eol file à huit nœuds, ce qui n’empêche pas un groupe de dauphins de nous narguer…

Et la politique dans tout ça ? Il faut dire que nous avons deux bretteurs affûtés à bord, et que les discussions sont souvent animées, voire passionnées. Et il y a du temps pour débattre, sur un bateau. Mais les avis restent tranchés. Nos élus, et beaucoup y passent, doivent avoir les acouphènes qui les chatouillent. Mais ils l’ont bien cherché. Et si les convictions sont fortes, les débats se font entre gentlemen, même s’ils campent généralement sur leurs positions.

Atmosphère studieuse à bord.

Quinze heures : Las Palmas n’est plus qu’à cent dix milles. On devrait y arriver pour le petit déjeuner demain matin. Quant au spi du petit déjeuner de ce matin, il continue à nous tirer à un bon train. Puis les degrés Beaufort s’excitent un peu : il faut affaler et passer à nouveau au couple génois/tangon en fin d’après-midi. Ce sera plus tranquille pour la nuit.

Heu… Pas vraiment : le vent grimpe entre vingt-cinq et trente nœuds, et la mer se forme. Il sera impossible de dormir cette nuit tant le bateau roule. Mais nous filons bon train, avec des pointes à plus de dix nœuds, et arrivons à Las Palmas au point du jour. Pour nous faire dire qu’il faut attendre à l’ancre pour une place dans la marina ! La douche sera pour plus tard.

Équipier essayant de récupérer.

Trois heures plus tard, fatigués d’attendre au mouillage, nous gonflons l’annexe et nous pointons à la capitainerie, pour y découvrir une (très !) longue queue de prétendants à une place au port… Nous avons l’explication : l’ARC et ses deux cents participants a fait virer cent cinquante clients réguliers du port, qui retournent tous en même temps à leur place, avec en plus tous ceux qui attendaient un emplacement avant la traversée, comme nous… Bref : nous sommes finalement à quai trois heures plus tard. Et à nous les douches et les tapas dans le vieux Las Palmas !

Samedi 30. C’est aujourd’hui que Yan nous quitte pour retrouver les frimas de Grenoble, des trémolos dans la voix et des images plein les yeux et la tête. Nous devrions retrouver nos poids « normaux » sous peu… Le départ est prévu lundi 2 décembre : le complément de courses, surtout du frais, est fait. Les derniers bricolages occuperont le dimanche.

¨Préparation du grand pavois…

Et comme d’hab, on vous racontera la suite après l’arrivée à Pointe à Pitre, autour du 20 décembre.

Peut-être.

Si vous êtes sages.

_____________________________

1 Le Code D est une sorte de spinnaker asymétrique, grande voile d’avant dont la surface est deux fois et demi celle du génois.

2 Atlantic Rally for Cruisers.

3 Et son pendant en début d’après-midi : « Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? ».

4 AIS : Automatic Identification System. Informations sur les navires, transmises par radio et affichable sur l’ordinateur de navigation.