Lundi 3 juin 2024
10h40 : les formalités de départ (clearance) faites, nous larguons les amarres de la marina de Ponta Delgada, direction Gibraltar à un peu plus de mille milles plein est.
George nous quitte comme prévu pour rentrer en Californie. La nature n’ayant pas un goût trop prononcé pour le vide, la place vacante est comblée par Marta et Pierre, des amis d’Antibes, tous les deux à la SNSM1 : on va être surveillés de près, côté sécurité ! Et le nationalisme culinaire de notre nouvelle équipière italienne remplace les spécialités savoyardes par du risotto, de la farine de maïs et de pois chiche, du grano padano et du parmiggiano…
Pour l’instant, le départ est un peu mou, le vent s’étant mis aux abonnés quasi absents. La risée Perkins2 est donc sollicitée pour nous dégager au sud de l’île. Puis le vent reprend petit à petit en atteignant l’extrémité est de Sao Miguel.
L’examen des GRIBs et les discussions avec d’autres bateaux nous font privilégier une route plus au sud que la route directe pour profiter de vents plus favorables et éviter des zones de calme.
La quête du sashimi ultime est lancée par Bernard : il n’y a pas trop de sargasses, donc les espoirs sont grands… Effectivement, une ou deux heures plus tard : zzzzzziiiiii fait un moulinet ! La ligne est vite remontée pour découvrir un oiseau accroché par le bec… Les oiseaux sont des cons, comme dirait Chaval, et celui-ci n’avait qu’à pas jouer au puffin avec le Nanard, qui, magnanime, le décroche et le relâche.
Mardi 4
Nuit tranquille, au moteur malheureusement. Vers 2h30, une fusée blanche monte dans la nuit au loin derrière nous. Fusée unique, sans appel VHF. Bizarre.
Au petit matin, le vent se lève prudemment, de l’arrière : le café avalé, nous arrêtons le moteur et mettons la grand-voile et le génois en ciseau. Et nous atteignons gaillardement les cinq nœuds, les copains ! Il faut savoir revoir à la baisse ses ambitions… Surtout que les deux ou trois prochains jours ne devraient pas nous permettre de faire des moyennes inoubliables.
Bon d’accord, ça roule un peu, et la grand-voile a du mal à rester gonflée. Néanmoins, pendant ce temps, nous ne brûlons pas de carburant hydrocarburé. Malgré une retenue, la bôme se balade un peu au gré des vagues, et après quelques heures de ce traitement, un des renvois d’écoute de grand-voile, au niveau du vit de mulet, réussit à se dévisser… Mais l’équipage, n’écoutant que son courage, bondit sur le roof instable, clef et pince dans les mains, et en moins de temps qu’il ne faut pour écrire ces inepties, te remet le renvoi récalcitrant en place, je te dis même pas…
Mercredi 5
La journée d’hier s’est écoulée tranquillement : petit vent arrière dans la journée, voiles en ciseaux, puis moteur dans la nuit parce que la vitesse était tombée sous les trois nœuds…
Et vers 5h30, le vent décide de se lever avant nous : moteur au repos, génois et grand-voile illico réglés au bon plein. Kousk Eol glisse entre six et sept nœuds sur une mer calme : pô pire !
Vers 11h30, début de mutinerie dans le carré : Marta, qui, rappelez-vous, a apporté de la farine de pois chiches, prépare de la farinata. Pour les Niçois du bord, Pierre et Bernard, tout simplement de la socca, une recette de plus soi-disant volée par les Italiens. Seule une menace de mise aux fers après séance publique de knout prononcée par un captain impatient de goûter à cette première sur Kousk Eol met fin à la discorde. Avant les dérives que soit-disant les Niçois ont été des Italiens, et que c’est même pas vrai, c’était des Savoyards… On entend encore bien ruminer à voix basse, mais un calme plus propice à la dégustation des farinatas/socca s’installe.
Entre-temps, dans la classification des équipiers sur Kousk Eol3, une sous-catégorie du sanglier est créée : le miettogène, qui, comme son nom le laisse percevoir, sème des miettes tout autour de lui, quel que soit l’aliment engagé dans un processus d’ingurgitation : le pain, les biscuits, le fromage un peu sec, le riz, même les pâtes… La liste n’est évidemment pas exhaustive : le miettogène sait montrer de la créativité pour marquer son passage.
En fin d’après-midi, à environ deux cents mètres derrière le bateau, une baleine nous fait le coup de la queue en l’air au moment de plonger… Nous apercevons plusieurs fois des dauphins, mais aucun ne vient jouer à l’étrave.
Jeudi 6 juin
La nuit fut un peu musclée… Après un démarrage au moteur, faute de vent, nous avons dû jongler avec les ris, pour finir avec trois ris et une demi-trinquette dans une mer formée. Le risque est fort de ne pas avoir de carbonara pour midi, notre chef refusant d’aller aux fourneaux par ces conditions !
Effectivement, le risque se concrétise… Nous mangerons même sur le pouce ce soir, et la nuit sera tout sauf réparatrice. Les discussions sur l’origine du mot « plaisance » évoquent des histoires de béotiens incultes et ignares4 qui auraient mieux fait d’aller courir après les escargots plutôt que de parler de domaines dont on peut se demander légitimement s’ils en ont la moindre connaissance…
En attendant, le vendredi matin semble prometteur : le vent tourne, certes légèrement, vers le nord, rendant le bord de près vers Gibraltar moins inconfortable. Surtout qu’il baisse un peu aussi, le vent : les ris sont progressivement largués, et la trinquette remplacée par le génois. Les alizés portugais5 seraient-ils proches ?
On aura peut-être droit à la carbonara ce soir ! Dont la recette créée des tensions à bord, les partisans d’ajouter de la crème fraîche se heurtant frontalement à Marta pour ne pas la nommer, qui crie à l’hérésie. Elle va même jusqu’à décréter l’espace culinaire de Kousk Eol territoire italien pour tout ce qui touche à la cuisine !
Information non contestable : Gibraltar est à 530 milles.
Et le soir, rien n’a été laissé au fond de la casserole de carbonara, sans crème.
Samedi 8 juin
La nuit dernière fut tranquille : nous avons enfin touché les alizés portugais ! Qui nous poussent allègrement entre six et sept nœuds droit sur Cadix, avec une mer apaisée, avec des pointes à plus de huit nœuds. Nuit d’autant plus tranquille que nous avions à digérer la carbonara tant attendue, et sans crème…
Mais Cadix ? Pourquoi Cadix, et pas Gibraltar me demanderez-vous ? Non ? Vous ne me le demanderez pas ? Je m’en fiche : je vais quand même vous le dire…
Peut-être avez-vous entendu parlé des orques qui s’amusent à arracher les safrans des voiliers qui passent par le détroit ? Plus de six cents incidents depuis quatre ans, allant de la simple intimidation jusqu’aux safrans brisés, faisant même couler certains voiliers. Les scientifiques n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les raisons de ces attaques. Il semblerait que ce ne soit qu’un jeu pour ces magnifiques mais impressionnants animaux. Les navigateurs essaient de trouver des parades, du traînard émettant des sons au pétard explosant sous l’eau. Une autre tactique est de contourner la zone où se produisent les attaques. Cette zone couvrant pratiquement toute la surface à l’ouest du détroit, la tactique serait de longer la côte à une profondeur de vingt mètres, où les orques ne se risquent que très rarement. C’est notre choix : nous visons Cadix, puis longerons la côte jusqu’à l’entré de la Baie d’Algesiras, soit environ 55 milles, où se trouve Gibraltar et la marina Alcaidesa (à la Linea de la Concepcion, ville frontalière côté espagnol) où nous nous arrêterons. Les quarts se feront à deux, pour surveiller la profondeur et le trafic, intense à cet endroit).
Oh les épaulards : c’est assez ! Circulez !
Dimanche 9
Nuit sans histoire de nouveau avec un vent régulier autour de dix à douze nœuds nous poussant dans la bonne direction sur une mer aussi plate que l’encéphalogramme d’un représentant de certains de nos partis politiques. Malheureusement, le ciel est complètement voilé et une fine bruine oblige à se mettre à l’abri sous la capote, voire dans le carré.
Au matin, nous sommes à 220 milles de Cadix. Puis le vent tombe, obligeant à réveiller Volvo, qui était au repos depuis trois jours.
Kousk Eol, l’équipage et le captain
Depuis quelques temps, une entreprise s’est installée à bord, parmi l’équipage, pour tenter par tous les moyens ne mettant pas en danger Kousk Eol de ramener le captain, tristement connu pour son intransigeance maladive et son exigence délirante, à des comportements plus en rapport avec une activité parfois qualifiée de plaisance.
Ces sycophantes adulateurs, aussi veules que flagorneurs, n’ont rien trouvé de mieux que de flatter la suffisance de l’Être Suprême du bord par des qualificatifs plus évocateurs les uns que les autres pour s’adresser à Lui :
- Son extrême luminescence
- Son immensitude éclairante
- Sa grandilescence démesurée
- Votre magnifitude resplendissante
- Sa magnifiscense galactique
- Son omniscience éclairante
Pffff… Les sots ! Comme si de vulgaires assemblages de mots improbables pouvaient ne serait-ce qu’entamer l’airain dont est fait l’égo de ce leader adulé… Quoique…
Lundi 10
La nuit avait débuté au moteur, mais l’alizé, sans doute vexé, dans un sursaut d’orgueil, décide de montrer de quoi il est capable. Et sur le coup des une heure du matin, les voiles sont redéployées. Quel bonheur de sentir Kousk Eol glisser sur une mer lisse avec des pointes à huit nœuds !
A sept heures, la côte est à 90 milles…
À l’approche du détroit de Gibraltar, le nombre de cargos/pétroliers/paquebots croisés augmente en flèche, obligeant à une veille un peu plus active : nous croisons leur route, aussi bien descendante que montante.
Comme expliqué plus haut, l’idée est de tenter d’échapper aux orques : nous avons récupéré une photo de la zone, que nous allons contourner. Donc, cap sur Cadix, et justge avant d’arriver, cap vers le sud, le long de la côte. De nuit : il faut donc veiller activement, les pêcheurs étant relativement nombreux. Nous évitons de justesse un très long cable muni de bouées non éclairées : il nous faudra près d’une heure pour trouver notre chemin autour de lui !
Au matin, nous sommes devant Tarifa : la baie d’Algesiras n’est plus très loin ! Le caillou est visible dans le lointain. Et vers onze heures le mardi 11, nous nous amarrons sous la capitainerie de la marina Alcaidesa, les yeux picotant après une nuit de veille, mais sans avoir vu d’orques.
Petite sieste, puis douche, puis virée à Gibraltar, puis… Mais ceci est une autre histoire : on vous racontera. Peut-être.
____________________________
1 Société Nationale de Sauvetage en Mer : l’organisme qui se charge des sauvetages le long des côtes françaises.
2 Le moteur Volvo de Kousk Eol est construit sur une base de moteur Perkins.
3 La lectrice ayant soif de savoir et avide de parfaire sa culture kouskéolienne est invitée à se référer à l’excellent ouvrage de littérature iodée « Carrément à l’ouest », disponible dans toutes les bonnes pharmacies, pour un traité sur les différents types d’équipières. Quant à vous, les mecs, ne rigolez pas trop tôt : ça vaut aussi pour les mâles.
4 Bon d’accord, ça pue le pléonasme. Mais il faut parfois savoir faire dans la redondance pour bien faire passer le message.
5 Vent du nord, assez régulier, descendant au large des côtes du Portugal, promesse d’un grand bord de travers quasi direct vers Gibraltar.