Bula ! On vous l’a déjà dit, mais on veut bien vous le répéter, une fois : les Fidji, c’est vaste, voire très vaste. Donc, encore une fois, on ne pourra pas tout visiter, pas seulement parce que MarieJo et Cathy nous attendent le huit juillet à Nouméa. Mais on a quand même décidé de mettre sur notre liste à cocher quelques atolls du groupe Lau, à une centaine de milles à l’est de Savusavu.
Vous croyiez que nous avions une vie tranquille à bord, vous ? Que de stress, que de stress… Mais bon : il n’est pas question ici de vainement essayer de susciter chez vous, ô lectrices1, des sentiments comme l’empathie, dont la signification profonde ne peut que vous échapper. Nous vivrons l’incompréhension de notre calvaire seuls, entre le soleil qui brille, l’eau turquoise à trente degrés, les poissons multicolores et les sushis de thon fraîchement pêché (Oui, d’accord : avec une petite binouze fraîche de temps en temps. Il faut bien vivre…).
Jeudi 9 juin 2016. Nous mangeons vite fait une dernière pizza (spécialité locale) à la marina et à douze heures quarante-cinq pétantes2, les amarres sont larguées et le cap mis sur Vanua Balavu, au nord du chapelet d’atolls qui forment le groupe Lau, à l’est de Savusavu : une centaine de milles, mais le vent risque de ne pas être à la hauteur. Les GRIBs montrent un temps instable avec du vent variable : en fait une grosse dépression passe sur les îles. C’est une occasion d’avoir du vent de secteur nord-est à nord, et donc de faire la traverse sans trop tirer de bords. Nous partons au moteur, grand-voile hissée, avec trois nœuds de vent et une mer plate. Dernier coup d’œil vers Savusavu. Le long de la côte, au loin, nous voyons le complexe touristique monté par Jean-Michel Cousteau, en cours de reconstruction après le passage du dernier cyclone.


Dès la sortie de la baie, le vent monte à une quinzaine de nœuds : il faut déjà prendre des ris et ne mettre que les deux tiers du génois, au près. La houle s’en mêle, pratiquement de face. Ça ne dure pas : vingt-cinq nœuds ! Nous passons vite à la trinquette et le bateau avance toujours à environ huit nœuds.

Deux heures après, le vent passe un peu plus au nord et retombe autour de douze nœuds. C’est qui qui remet le génois et renvoie toute la grand-voile ? Hein ?
On vous l’avait dit que ce n’était pas facile. Quoi ? Bon, d’accord : on arrête d’essayer de vous attendrir. On est costaud. On va prendre sur nous. En attendant on se prépare pour la nuit, en commençant par un chope-suée3 façon Kousk Eol. Le temps ne s’améliore pas : les quarts vont être animés. J’entends déjà l’autre sadique, vers deux heures du matin : « Coucou… C’est ton tour… Tu vas rire, mais il pleut et le vent souffle fort… Et il faut aller se faire un ris… Moi je vais me coucher : bon quart ! »
En fait, le vent montera jusqu’à quarante nœuds dans les rafales sous les grains. Les quarts furent effectivement animés, et humides ! Mais de nouveau, Kousk Eol est un bon bateau et se tient très bien.

6h : le jour est levé, cependant pas d’île de Vanua Balavu… Pourtant elle est là d’après le GPS, mais le ciel est bien bouché. Nous attendrons au moteur devant la passe de Qilaqila un semblant d’éclaircie : nos différentes cartes ne sont pas d’accord entre elles et la visibilité est plus que réduite… La Navionics® (dernière édition) semble la plus juste. Petite baisse de régime de la dépression : nous en profitons pour franchir la passe. Il y a même un alignement pour nous aider dans la grisaille et les vingt nœuds de vent pluvieux.

Et alors, tout d’un coup, l’enchantement. Un mouillage extraordinaire, sur ancre et amarre à terre qui nous rappelle de bons souvenirs. Vanua Balavu est l’île principale à l’intérieur du lagon des « Exploring Isles » : le nom veut tout dire. Les cartes sont loin d’être à jour et il faut naviguer prudemment. De plus, les balises indiquées ne sont plus forcément là : un cyclone peut les avoir détruites, et elles ne sont pas remplacées immédiatement : question de priorités.
Les îles sont des formations calcaires, restes du squelette corallien remonté par la pression tellurique, espèces de champignons aux abords quasi verticaux bâtis sur le socle volcanique qui affleure parfois : les bords, attaqués par la mer, forment des surplombs plus ou moins prononcés. La baie d’Ha Long n’a pas fait mieux…
L’atoll fait environ vingt-deux milles sur vingt-deux, et Vanua Balavu une dizaine de long sur deux et demi au plus large. Elle offre de nombreux mouillages très protégés, dans de petites criques ou étroits chenaux. Les côtes accores permettent de mouiller sur ancre avec amarre à terre, garantie de contrôle de la zone d’évitage.

Samedi 11 juin. Drame affreux ce matin à bord. Alors que nous procédons à une vérification de routine sous les planchers, nous découvrons avec une très grande tristesse qu’une bouteille de bordeaux a très mal vécu la traversée depuis Savusavu, et s’est répandue dans les fonds. Le mal de mer est une chose terrible. Nous procéderons peut-être à une veillée commémorative en buvant un verre à sa mémoire ce soir.
En attendant, petit tour dans le lagon avec l’annexe pour explorer quelques-uns de ces îlots surprenants. Partout ces petits champignons rocheux émergent entre dix et vingt mètres, au milieu de minuscules chenaux, véritables labyrinthes, baignant dans une eau bleue opaline.
Comme dans tout massif calcaire, des grottes se forment, surprenantes…
L’eau est très claire par endroit : on peut voir des poissons de toutes les couleurs au milieu du corail depuis l’annexe.
Pendant ce temps, Kousk Eol tient bien sur son mouillage, à l’abri du vent et de la mer.
De retour à bord en fin de journée, nous décidons tacitement de faire une petite sieste préprandiale pour récupérer de la nuit agitée de la traversée. Et tout naturellement, nous nous réveillons directement pour le petit-déjeuner du lendemain…
Dimanche 12 juin. Il fait très beau : la dépression est finalement passée avec son lot de gros nuages. Nous allons pouvoir admirer le lagon sous d’autres couleurs.
Il n’y a pas de tourisme sur ces îles, mis à part les voiliers : l’accès était très contrôlé jusqu’à récemment et il n’y a toujours pas d’infrastructure (une piste en herbe permet à de petits avions de se poser). La majorité des voiliers que nous rencontrons au mouillage fait partie de l’association Sea Mercy qui aide les îliens, qui manquent de beaucoup de choses : elle commande les denrées nécessaires et organise la distribution avec les équipages lorsqu’un petit cargo arrive pour les livrer.
Une autre association fait beaucoup de bruit sur la VHF aujourd’hui : les bateaux de l’ARC, qui naviguent en convoi autour du monde, ont décidé de faire escale à Vanua Balavu, et chaque bateau y va de son conseil aux autres. Nous les avions déjà rencontrés à Papeete où ils se rassemblaient pour repartir.
Vous aviez remarqué que nous avions une vie sociale très intense ? Ce soir, nous recevons à bord un couple de Californiens, Alyssa et Lewis, sur Ride The Trades. Ils sont aux Fidji depuis l’an dernier et c’est pour eux l’un des plus beaux spots depuis leur départ il y a quatre ans. Ils nous racontent que leur voilier de trente-sept pieds a survécu au cyclone Winston à Savusavu, mais c’était une autre histoire pour environ vingt-cinq autres voiliers qui se sont retrouvés à terre. Dont un catamaran sud-africain de quarante-trois pieds qu’ils ont pu racheter à un prix intéressant, et retapé, pour avoir quelque chose de plus grand. Le malheur des uns…
Lundi 13 juin. Nous avons décidé de partir aujourd’hui vers Levuka, sur la petite île d’Ovalau à environ cent trente milles. Mais avant, petite baignade vers la passe pour admirer les poissons et les coraux : nous nous déplaçons au moteur pour aller mouiller vers la grotte que nous avions visitée, près de la passe.
Et au moment du repas, le spectacle est assuré par Tenacious, le bateau-association pour l’insertion de handicapés que nous avions déjà rencontré dans le port de Papeete.

Un peu avant treize heures, nous levons l’ancre : direction Levuka. Suite au prochain numéro !
1– Les mecs, ne rigolez pas trop vite : les lecteurs, c’est pareil.
2– Parce qu’on est radin et qu’à treize heures il faudrait payer une journée de plus à la marina : douze euros, c’est un scandale !
3– Le chope-suée est un chop suey qui est, choix non exclusif, soit préparé par au moins 20° de gîte et tout hublot fermé pour cause de vagues, soit épicé avec trop de piment.