Du Cap à St Hélène

Dimanche 12 février 2017. La météo devrait être favorable en début de semaine : vent fort mais portant, et une mer raisonnable. Il faut donc faire les formalités de sortie d’Afrique du Sud au plus vite. Comme le Cap est un port d’entré actif, les différentes administrations sont ouvertes tous les jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Payou arrivant vers vingt heures de la Réunion, nous commandons un taxi pour vingt heures trente. Qui n’arrivera jamais, et donc nous partons à pied : le coin n’est pas recommandé de nuit, mais à quatre, nous nous sentons suffisamment en sécurité. Et en fait tout se passe bien. Nous allons d’abord voir les autorités portuaires, chargées de vérifier que nous avons payé notre place à la marina, et que nous sommes en ordre de marche : un formulaire rempli d’avance décrit Kousk Eol et son équipement.

Le blanc-seing obtenu, il nous faut aller voir maintenant l’immigration : l’agent de service nous dit alors qu’il nous faut aussi une lettre du maître de port. Retour chez les autorités portuaires : « Mais monsieur, le maître de port ne travaille ni les dimanches, ni les nuits : il faudra revenir demain matin. Et puis de toute façon, il n’y a pas besoin de lettre, et il n’y en a jamais eu besoin. ». Retour à l’immigration : « Si, il faut cette lettre. Je vais vous donner un exemple pour montrer aux autorités portuaires. ». Nous jetons un coup d’œil à la lettre : rien à voir avec notre situation ! C’est une demande de dérogation pour les navires de commerce qui n’ont pas réussi à obtenir une place à quai dans le port… La hiérarchie finit par venir voir ce qui se passe et explique à l’agent que nous avons raison, ce qui crée un peu de tension. Mais nos passeports sont finalement tamponnés.

Dernière étape : la douane. Il est maintenant vingt-deux heures passées. Le bureau est allumé, mais vide… Après une demi-heure de vaine attente, un gardien nous dit d’essayer un numéro de téléphone, qui répond au bout du troisième essai : une voix nous dit que quelqu’un va arriver. Effectivement, une voiture officielle arrive vingt minutes plus tard, d’où descend un douanier, qui attaque d’entrée en nous disant qu’il fallait passer dans les vingt-quatre heures de notre arrivée au Cap pour nous déclarer, et que donc il allait nous infliger une amende… « Mais Monsieur, nous n’étions pas au courant… ». Là aussi, la hiérarchie intervient, nous explique que nous sommes en tort vis-à-vis de la loi, mais comme nous n’avons dépassé les vingt-quatre heures de délai que de trois heures, elle nous fait grâce, à titre exceptionnel, de l’amende. Mais il ne faudra pas recommencer, espèce de galopins !

Bref, au bout de deux bonnes heures, à plus de vingt-trois heures, nous tenons enfin notre autorisation de partir, en règle. Nous avons rencontré plusieurs voiliers qui partent sans faire les formalités et sans rien dire…

Retour au bateau, pour une courte nuit avant d’aller faire quelques ultimes courses au Water Front.

L’équipage avec quelques inconnus au Waterfront…

Le treize, vers quatorze heures, les emplettes sont rangées à bord : il ne reste plus qu’à faire le plein de gas-oil. Comme le vent souffle encore fort, autour de trente-cinq nœuds, nous utiliserons les bidons : la pompe n’est pas trop loin, mais le trajet sur l’eau un peu sinueux et étroit…

Et vers seize heures, profitant lâchement d’une saute de vent, nous larguons les amarres. La saute est de courte durée, mais nous sommes sortis sans encombre de notre place : il ne reste plus qu’à maintenir une bonne vitesse pour garder le bateau sur sa trajectoire, car maintenant le vent pousse de travers entre les rangées de voiliers…

Sortis du port, le vent n’a pas faibli : comme il pousse de l’arrière, nous ne mettons que deux tiers de génois, et faisons tout de même des pointes au-dessus de neuf nœuds. Nous installons la trinquette à la tombée du jour, gage de tranquillité pour cette première nuit en mer.

Cape Town et la Table Mountain au loin.

Les vagues sont un tantinet irrégulières, et Kousk Eol roule, rendant l’amarinage des nouveaux un peu sportif. Mais les premiers quarts de nuit se passent sans problème, même s’il a fallu être assez vigilant à cause de la présence de cargos et autres pétroliers.

Mardi 14 février. Il fait un temps magnifique, mais très frais ! Ni le vent du sud, ni le courant Benguela, lui aussi du sud, n’apportent de la chaleur… Les cirés sont de sortie pour la nuit : la condensation n’améliore pas le confort.

Kousk Eol continue à bien avancer, un peu en avance sur nos prédictions. Malgré une vitesse supérieure à huit nœuds, Payou attrape un rainbow runner d’au moins cinq kilos : sashimis et carpaccio ce soir ! Parce qu’à midi, l’équipage s’est jeté sur les derniers pavés de bœuf sud-africain, dégustés avec une petite salade tomates-choux-concombres.

Ça sent le sashimi…

La météo contrôle comme prévu l’évolution du vent, qui tombe un peu le jour suivant. Du coup, la grand-voile est enfin hissée, et comme la houle se calme un peu, une certaine forme de confort s’installe à bord, malgré une mauvaise surprise.

La pompe de cale s’est déclenchée cette nuit, dans une mer plutôt turbulente. Cette fois, ce n’est pas de l’eau douce. Tous les passes-coque sont vérifiés, ainsi que les vannes : ce ne sont pas eux les coupables. Il faudra investiguer ailleurs… En attendant, deux seaux d’eau sont écopés. Il semblerait que ces fuites n’apparaissent que quand la mer est forte : certainement une piste à suivre !

Jeudi 16 février. Aujourd’hui, le temps s’est couvert, et le vent commence à se réchauffer progressivement plus nous montons vers l’équateur. Une petite bonite accepte de se laisser attraper par le Payou décidément en grande forme : nous en prendrons soin ce soir, de cette bonite. Le Payou qui s’est essayé toute la nuit à la pêche au calmar : plusieurs prises, mais qui lâchaient au moment de la sortie de l’eau.

Quart dit « actif ».

On notera au passage que le skipper n’a pas que de bonnes idées : pour éviter de sangliériser1 trop vite l’intérieur, il suggère fortement à l’équipage de prendre les repas dehors et de faire la vaisselle à l’eau de mer dans le cockpit. Résultat : trois fourchettes et un couteau par quatre mille mètres de fond. Les beaux couverts signés Wauquiez… Quand on aime, on ne compte pas.

Kousk Eol, indifférent à toutes ces vicissitudes, continue à fendre le flot gaillardement. Bon, évidemment, la météo ne facilite pas toujours la navigation : après du largue sous bon vent, il faut subir un souffle plus mollasson venant de l’arrière, imposant de lofer pour ne pas voir les voiles claquer et le bateau rouler. Et donc rallonger notre route.

Finalement, comme nous nous éloignons trop de la route, le vent tournant, nous empannons le génois que nous tangonons pour nous rapprocher du vent arrière : la mer s’étant un peu assagie, Kousk Eol ne devrait pas trop rouler. On vous le disait qu’on n’avait pas une vie facile à bord…

17 février. Aujourd’hui, journée de merde. Il fallait bien que ça arrive. Pas de la faute de Kousk Eol qui va nous tailler un peu plus de cent quatre-vingts milles en vingt-quatre heures, donc avec une météo favorable. Non, le problème est ailleurs. Le Payou, qui avait été embauché pour tenter de remplacer le DD2 côté approvisionnement halieutique, merde (Il faut savoir utiliser les verbes de circonstance et ne pas tourner autour du pot, ne serait-ce que pour tenter de justifier le salaire des académiciens.), donc, merde plutôt grave pour sortir ne serait-ce qu’un fretin même menu de la nôtre mer. « Oui mais j’ai eu plein de touches ! ». Ah ouais, et tu les cuisines comment, tes touches ? Du coup le Nanard fait la gueule parce qu’il n’a pas les sushis, ah non : les sashimis auxquels il prétend avoir droit journellement. Cricri fait lui aussi la gueule, persuadé qu’il était d’être venu avec des pros de la pêche prêts à partager avec lui leur technique prédatrice de fretins en tout genre. Et le Glaude fait une tronche à rallonge à cause de ces bouts de nylon et autres fibres soit disant modernes qui freinent Kousk Eol dans son impétueuse conquête de l’infinitude des vastes océans3… Il faut avouer qu’avec deux poissons en sept cents milles, deux leurres perdus et un certain nombre de ratés, la rentabilité est à revoir. Le seul qui s’en sort honorablement est encore une fois Kousk Eol, avec une très régulière moisson matutinale de poissons-volants qui s’échouent sur le pont toutes les nuits. Une vraie journée de merde, vous disais-je.

L’équipage en action.

20h30 : profondément vexé, Payou finit laborieusement par nous sortir une petite bonite, juste avant que la nuit ne s’installe… Du coup Bernard retrouve le sourire et promet un poisson au four pour le prochain repas : bonite aux oranges à la mode Kousk Eol. Bernard promet une publication au Gault et Millau dès son retour.

Dimanche 19 février 2017, une heure : nous franchissons le Caprice du Tropicorne, événement que nous avons chélébré dignement et shobrement, par antichipachion.

Non, là c’est le café du matin.

Et ce n’est pas fini : à 5h43 UTC nous sommes à la longitude de Toulon-Darse Vieille, 5°55,8’E… Café pour tout l’équipage ! Sans vouloir entrer dans un exposé trop abscons sur les arcanes de la topologie, stricto sensu le tour du monde est accompli. D’accord, ça fait mesquinement petit joueur : quand nous aurons croisé notre route de départ, le tour du monde sera moins contestable. Mais évidemment, l’apothéose sera le retour à notre point de départ : le ponton visiteur de la Darse Vieille de Toulon, sous les hourras de la foule en délire après quatre ans d’absence. Pas moins.

En attendant, voici deux jours que nous sommes vent arrière, un ris dans la grand-voile et deux tiers de génois tangonné, et vingt nœuds qui poussent. Avec une houle courte de trois mètres, Kousk Eol roule d’un bord sur l’autre, nous obligeant à revoir les concepts de confort à bord. Mais nous avançons : presque cent quatre-vingt-dix dix milles les dernières vingt-quatre heures. Ste Hélène est maintenant à sept cent cinquante milles.

Aujourd’hui midi : rougaille-saucisses sud-africaines-piment maison de St Denis. Basse manœuvre du père Payou pour contourner la fixation de l’équipage sur des mahi-mahi dont la réalité devient chaque jour plus hypothétique, et profiter d’une baisse d’attention de Bernard pour lui faire passer ça pour des sashimis réunionnais… Christian suggère de demander à André d’échanger la procédure toute neuve de récupération de GRIBs par Iridium contre une, validée et opérante, à écrire, sur les particularités de la pêche à la traîne à bord de Kousk Eol. Ça se tient…

Bon, il faut quand même l’avouer : le rougaille-saucisses, ça passe bien.

En attendant, les jours passent mais ne se ressemblent pas : les nuages ont pris le dessus sur le bleu du ciel, nous arrosant même de quelques gouttes, et perturbant l’alizé.

21 février. Les grains n’ont pas cessé cette nuit, plus actifs que les jours précédents, provoquant des sautes de vent en force et en direction. Le pilote s’y perd un peu et la barre doit être reprise à la main plusieurs fois. Au matin, l’alizé est globalement passé plus à l’est : il est temps d’empanner, car, bâbord amure depuis le départ, nous commencions à nous éloigner sérieusement de notre route. Tribord amure cette fois, le cap est bien meilleur : Ste Hélène est maintenant à un peu plus de quatre cents milles.

Le temps gris et le vent apparent4 ne permettent pas de recharger les batteries : il faut faire tourner le moteur. Nous en profitons pour produire aussi un peu d’eau douce.

Les jours passent et se ressemblent : Payou à la ligne dès potron-minet, et le soir toujours rien dans les assiettes qui ressemble même de loin à ne serait-ce qu’un alevin… Bof : Bernard nous a concocté une potée aux choux rouges pour midi qui devrait nous caler quelques heures.

23 février. A onze heures, St Hélène n’est plus qu’à cent cinquante milles. Nous continuons à tirer des bords de grand largue dans une mer désordonnée et sous le passage régulier de nuages à grain. Il faut continuellement régler le bateau pour que les voiles ne claquent pas. Le vent arrière, génois tangonné, nous mettrait sur une route directe, mais roule beaucoup trop. Les alizés et la houle qui va normalement avec ne sont plus ce qu’ils ont été : peut-on mettre ça sur le compte du réchauffement climatique ?

En attendant, la température est sérieusement remontée5: plus rien à voir avec Cape Town. Capots fermés, on est mieux dans le cockpit que dans le carré, mais le soleil, même voilé par les nuages, reste agressif. L’ombre fournie par l’auvent du barreur est très recherchée !

Est-il vraiment utile que je vous parle encore une fois du Payou ? Vous l’aurez déjà compris, persévérant autant qu’atteint profondément dans son honneur de pêcheur, il6 trie ses leurres « Rapala ou poulpe ? Vert émeraude ou rose fluo ? », les change régulièrement, se plaint de l’état de la mer, de la couleur du ciel, rallonge sa ligne pour la raccourcir cinq minutes plus tard, reste invariablement prostré à l’arrière du bateau, lance de sporadiques « Encore une touche ! », suivi de « Je comprends pas : à la Réunion, ça mordait toutes les cinq minutes ! », quand ce n’est pas : « C’est la faute à Kousk Eol qui va trop vite ! ». Fâcheusement, en fin de journée, et non moins invariablement, Bernard range son couteau à filets qui aura encore une fois été émorfilé pour rien…

Faute de grives…

Les deux autres hypocrites, Christian et Claude, font profil le plus au ras de l’océan autorisé par leur arthrose, en demandant, avec toute la solennité requise : « Au fait, on mange quoi, ce soir ? ». Le seul point positif dans toute cette histoire est que les citrons (verts) normalement destinés à l’agrément du carpaccio ou autre tartare promis se retrouvent spontanément à remplir d’autres fonctions festives autant que conviviales se déroulant traditionnellement en début de soirée.

Des nuages nous lâchent sur la tête quelques litres. Bernard en profite pour prendre une douche, au liquide vaisselle : il a lu sur l’étiquette « Super dégraissant élaboré dans nos laboratoires ultramodernes. Élimine toutes les graisses, même les plus tenaces. », et en a déduit, tout naturellement, qu’il perdrait ainsi quelques kilos sans trop de mal…

Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis : à force de tirer des bords, nous rallongeons trop notre route. Donc, la mer se calmant un peu et le vent tombant légèrement, nous passons vent arrière, en route directe avec le génois tangonné. Et ça tient.

Vendredi 24 février. Enfin : presque… Le bateau n’a pas arrêté de rouler toute la nuit, rendant l’équipage grincheux le matin par manque de sommeil. C’est bien la première fois que tout le monde était prêt pour son quart sans avoir besoin de le secouer…

À six heures trente, St Hélène est en vue, à vingt-cinq milles, sous de gros nuages… Petit déjeuner joyeux suivi d’un expéditif empannage pour se mettre droit sur la pointe nord-est : Jamestown, la capitale et unique mouillage, est de l’autre côté. Kousk Eol a même le droit à un toilettage rapide pour accueillir à bord les autorités, descendantes des hôtes de l’ex-empereur.

St Hélène au loin.

St Hélène ressemble à un château fort avec ses falaises abruptes et hautes (Diana’s Peak : 820 m) : les similitudes avec la Table Montain qui domine la ville du Cap sont nombreuses, faisant douter les sceptiques du bord : « On n’aurait pas tourné en rond, des fois, ces dix derniers jours ? Hein ? ». En tout cas, on comprend le choix pas les Anglais, après l’île d’Elbe : inexpugnable et isolée !

Ça sent l’écurie!

Midi trente : après appel au harbour master, nous nous amarrons à une bouée en face de Jamestown. Et à peine l’amarre sécurisée, les autorités sont à bord pour expédier les formalités d’entrée et nous expliquer ce qu’il y a à voir sur l’île. Ça c’est de la douane !

Devant Jamestown.

Nous aurons mis dix jours et demi pour cette première « grande » traversée pour Christian et Payou : plutôt rapide selon les habitudes de Kousk Eol pour un trajet de mille sept cents milles (plus en fait avec les zigzags). Cependant on nous apprend que nous sommes arrivés un peu trop tard pour délivrer l’empereur…

L’équipage a maintenant bien pris ses marques : Claude s’est fait virer des fourneaux, remplacé par les trois lascars qui rivalisent de créativité gastronomique. Les pauses « repas » sont très attendues à bord ! Il faudra surveiller l’évolution : ce n’est pas à St Hélène que nous ferons beaucoup de provisions, donc nous allons devoir taper dans les boîtes de conserve, le riz et les pâtes…

Au fait : Payou nous a promis du poisson pour la prochaine traversée vers Fernando de Noronha. Quelques ricanements condescendants se font entendre…

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1– Prière de se référer à l’article de référence sur la taxinomie des équipiers.

2– On aurait pu se douter que le challenge était intenable.

3– Eh ben ouais !

4– Kousk Eol est au grand largue, allure où le vent apparent est pratiquement le plus faible.

5– Vous le notez, le subtile d’une la transition aussi habilement amenée ?

6– Est-il besoin de préciser qu’il est né un 1er avril, le bougre ?

4 réflexions sur « Du Cap à St Hélène »

  1. Dis-donc Claude , il est temps que tu arrêtes un peu de tourner en rond autour du monde et dans ton bateau et que tu fasses un peu de montagne, parce que tu commences à prendre un peu de brioche !

  2. Aaah le père payou… tout un roman. Merci de nous l’avoir emmené si loin, désormais les thons bananes promènent les petits réunionnais sur le dos, les dorades, souriantes, fricottent avec les plongeurs et même les espadons nagent dans le lagon. Si vous êtes sages, ou juste patient, il vous sortira la mitrailleuse lourde pour la pêche aux crabes et la tnt pour la bouillabaisse (hommage à Cousteau sans doute…). Je souhaite à l’équipage force et courage. Et des pâtes aussi…

    1. Coucou Gao!
      Les dorodes coryphènes sont tristes, elles viennent de perdre leur leader: 1,5 m x 15 kg environ !!!
      Mais pas nous…
      Bises

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