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De Fernando de Noronha au Marin.

Lundi 13 mars 2017, 18h45. L’annexe est remontée à bord et pliée, les courses rangées, l’ancre rangée à poste et nous voici partis pour le plus long tronçon de notre croisière du Cap à Fort de France. Nous tablons sur une quinzaine de jours : le vent sera variable, et il y a le pot au noir à franchir.

Pour l’instant, nous avons un petit dix nœuds de sud-est ; nous reprenons nos bords de grand largue, pas forcément sur la route, mais bien plus confortables que le vent arrière. La lune est pleine et illumine la nuit.

Loxodromique vs. Orthodromique

Le lendemain matin, comme la météo l’avait prévu, le vent est toujours d’est-sud-est, autour de douze nœuds : il ne faudra pas le gaspiller si nous voulons tenir nos prévisions ! Je vous fais grâce des discussions à propos de la VMG, sujet déjà largement abordé dans de précédents chapitres. Par contre, deux mille milles, ce n’est pas rien. Doit-on bêtement suivre la loxodromique, ou doit-on plutôt s’aligner sur l’orthodromique ? Je vous entends d’ici : « Qu’est-ce qu’il dit ? ». Deux mots d’explication. Vous n’avez pas été, j’en suis sûr, sans remarquer qu’une carte digne de ce nom, terrestre ou marine, est un morceau de papier plan, comme si on avait mis notre globe à plat. Et jusqu’à preuve du contraire, nos géomètres experts et autres topographes n’ont pas encore tout à fait réussi à faire que la représentation plane soit complètement juste, surtout sur de grandes échelles. Par exemple, les méridiens et les parallèles, des arcs de cercle, sont en général représentés par un quadrillage de droites qui se coupent à angle droit. À l’échelle d’un pays comme la France, où beaucoup d’autres choses sont tordues, ça ne pose pas trop de problème. À l’échelle d’un océan, l’approximation peut devenir plus dure à avaler : regardez pour vous en convaincre la taille et la forme du continent antarctique.

Quand on trace une route, par exemple entre le Cap de Bonne Espérance et Fort de France, sur une carte, la ligne en principe droite coupera tous les méridiens avec le même angle. Essayez de tracer l’arc le plus court qui va entre les mêmes points sur un globe : les méridiens ne sont plus coupés avec le même angle…

Ah ! Donc il y a une différence entre ces deux routes : la première, sur carte plane, s’appelle la loxodromique, alors que la deuxième, la plus courte, s’appelle l’orthodromique. Oui, d’accord, mais alors comment tracer une orthodromique sur une carte plane ? Ben, ça dépend de la transformation utilisée pour avoir une représentation plane du globe, le système géodésique. Comme il n’y a pas que des Normands à naviguer (ou à lire ce chapitre), cette réponse peut sembler un peu courte… En fait, tous les logiciels de navigation, dont l’excellent, et gratuit, OpenCPN, vous traceront automatiquement une orthodromique à partir de votre bête loxodromique, et vous diront même combien de milles vous gagnerez à la suivre ! Les petits malins qui ont un tant soit peu suivi auront noté que si la route suit un méridien ou un parallèle, loxodromie et orthodromie sont confondues.

La route en rouge (Orthodromique) est plus courte que la route en vert (Loxodromique).

Bon : ce sera tout pour aujourd’hui, je sens qu’il y en a qui commencent à fatiguer, dans le fond.

Et Kousk Eol, alors, il fait quoi, lui ? Dans la pratique, comme nous sommes sur un voilier, il est très rare que le vent tienne compte de ces considérations : la route suivie sera la plus proche de l’orthodromique, mais largement dépendante de la direction et de la force d’Éole… C’était juste histoire de raconter quelque chose qui paraisse pour une fois un peu intelligent au milieu de cette accumulation de poncifs à la banalité désolante…

Mardi 14 mars. 13H30. Tout allait bien jusque-là. Pendant que certain est en plein stage de réinsertion conjugale, les forçats de Kousk Eol suent à grosses gouttes à ne rien faire sous n’importe quel coin d’ombre. Tranquilles. Et puis tout d’un coup, fin de la récré : « J’ai une touche ! J’ai une touche ! Tout l’équipage, à l’aide ! ». Le Payou nous sort un joli rainbow runner de quatre kilos. Comme le dit avec justesse la sagesse populaire, si vous sashimisez1 sur le vrai pêcheur, vous rirez des sushis ! En tout cas, ce soir, sashimis dans le sloop!

Les sashimis ne sont qu’à une portée de baguettes!

Bon : j’ai de nouveau remisé la boite de confit de canard. Mais je les aurai !

Doll Drums

Nous approchons doucement de l’équateur. Le temps change. La température aussi. Fini l’alizé régulier. Le vent devient capricieux avec les passages de nombreux nuages à grain. C’est le pot au noir, les doll drums des Anglo-saxons. La Zone de Convergence Inter Tropicale des météorologues. La région de basses pressions coincée entre l’anticyclone de l’Atlantique Nord (le fameux des Açores) et celui de l’Atlantique Sud. La ZCIT oscille autour de l’équateur, plus ou moins large, et le temps y est très perturbé. Les gros nuages noirs chargés d’eau sont légion. Le vent, faible ou inexistant, monte brusquement autour de trente nœuds à leur passage : il faut jongler avec l’enrouleur pour réduire la toile à temps. C’est le moment pour l’équipage de sortir le liquide dégraissant : nous commençons à prendre de vraies douches, avec les premières pluies dignes de ce nom depuis le Cap.

La stratégie est simple : se sortir de la ZCIT le plus vite possible ! Et aller récupérer l’alizé de l’Atlantique Nord, plus fort et mieux orienté d’après les GRIBs. Du coup, nous piquons un peu plus au nord, avec l’aide du moteur quand le vent nous lâche. Heureusement, le courant est favorable et nous pousse vers l’ouest. Bientôt nous serons à nouveau dans l’hémisphère nord, que nous avions quitté il y a plus de trois ans.

15 mars, 10h30 : l’équateur est à une centaine de milles sur notre route. Comme à l’aller, nous allons le passer de nuit… Entre temps, nous profitons d’un peu de répit : le vent est maintenant au nord-est, établi autour de douze nœuds. Nous avançons au bon plein2, à plus de six nœuds sur une mer plutôt calme. Quelques gros grains passent de nouveau, cassant ce bon rythme. Nous sommes même obligés de mettre le moteur quelques heures : le vent et tombé et les voiles claquent. Nous en profitons pour refaire le plein d’eau douce, ce que nous n’avions pu faire à Fernando de Noronha.

Ce soir, nous arrivons finalement à manger ce qui était prévu de longue date : confit de canard du sud-ouest, accompagné de ses délicates patates de St Hélène et de quelques patates douces brésiliennes de Fernando de Noronha cuites dans la graisse dudit canard, finement épicées de poivre du Sarawak. Pour le dessert : petits babas au rhum à la fleur de sel de Guérande. Une tuerie sans douleur préparée avec un savoir-faire sadique par le Comptoir de Mathilde (Publicité gratuite), qui vous fait basculer dans le délit de gourmandise sans vous en rendre compte. Rien de tel pour faire passer le pot au noir.

16 mars, six heures dix-sept (8h 17′ 46ʺ UTC, et 35°56′ W) : Kousk Eol navigue à nouveau le mât en l’air ! Après plus de trois ans dans l’hémisphère sud, nous voici de retour chez nous ! Malgré l’heure, la coupette de champagne est de rigueur, sans oublier Poséidon.

Rencontre du mauvais type.

Le vent devrait passer progressivement au nord-est, ce qui arrangerait bien nos affaires. Et nous faire naviguer tribord amure, ce qui n’avait plus été le cas pendant longtemps ! En attendant, le pot au noir semble bien derrière nous, et aura été moins marqué que lors de notre descente trois ans plus tôt : moins de quatre heures de moteur. Il nous reste encore mille sept cents milles à courir avant Fort de France

17 mars. Le vent est effectivement passé au nord-est : quinze nœuds soutenus qui ne sont pas là pour nous déplaire. Il y a bien cette barrière nuageuse à l’horizon, loin devant nous : on verra quand on y sera.

Et quand on y est, en début d’après-midi, il n’est plus temps de faire sa sieste. Le vent monte brutalement à plus de quarante nœuds. La mer fume. Kousk Eol dépasse les neuf nœuds, l’insouciant. Heureusement, l’équipage est maintenant rôdé : le génois est roulé pour n’en laisser qu’un quart, et le troisième ris est pris dans la grand-voile. Et nous avançons toujours à plus de huit nœuds. C’est un très gros grain, chargé de pluie : pas de restriction d’eau douce pour les douches !

Nous allons garder le troisième ris par prudence : l’horizon ne s’est pas vraiment débouché. Nous jouerons avec le génois en attendant d’y voire plus clair…

Va-t-on l’avoir, celui-ci?
Ben oui…

Et on découvre le pot aux roses : le pot au noir, c’est pas fini ! C’est juste que la ZCIT a pris ses aises et s’est étalée un peu plus que prévu. Pendant plusieurs heures, le vent ne faiblit pas en soufflant à plus de trente nœuds dans une mer un peu agitée, obligeant à barrer à la mimine pour soulager le pilote. La nuit s’annonce difficile… Il faudra être très prudent lors des déplacements dans le cockpit. Puis vers vingt heures, un semblant d’accalmie semble se dessiner : le vent retombe, façon de parler, en dessous de vingt-cinq nœuds et le pilote peut être remis à contribution. Et finalement, la nuit sera un peu agitée, mais sans problème majeur. Le soleil levant révèle un horizon à peu près dégagé…

Pêche du matin…

À peu près, parce que d’autres grains nous occuperons durant la journée. Et les jours suivants… Mais cette fois, l’alizé se maintient.

« Oh ! Vous avez vu ces trucs roses qui flottent sur l’eau ? » « Avec une trompe et de grandes oreilles ? » « Dis pas de conneries : regarde ! » « Ah ouais, on dirait des capotes rose violet, gonflées… ». Finalement, ce ne sont que des magnifiques physalies, toutes voiles dehors, qui se laissent déhaler par le vent, au gré des vagues… Ça nous change un peu des nombreux poissons-volants que Kousk Eol fait décoller régulièrement, au grand bonheur des quelques fous qui tournent autour de nous.

Oh la belle physalie!

Nous apercevons aussi de nombreux morceaux d’algues jaunâtres, comme des sargasses, qui dérivent et se prennent dans nos hameçons : voici qui va fournir un sérieux alibi pour ne pas manger de poisson !

Sargasses?

Lundi 20 mars. Hier soir, exercice peu concluant de récupération de GRIBs : le téléphone Iridium n’était plus reconnu par le PC… Une rapide investigation montre que le câble USB est le fautif : il fait tellement humide que la prise est oxydée. Un autre câble est installé, une petite giclée de WD40 dans la prise, et tout rentre dans l’ordre. Les prévisions montrent que le vent se renforce pour les prochaines quarante-huit heures : vingt-cinq à trente nœuds. Ce que nous aurons effectivement. Et la mer se forme. Du coup, ce qui restait du génois est complètement roulé et la trinquette reprend du service : avec trois ris dans la grand-voile, le bateau est souvent au-dessus de huit nœuds durant la nuit ! En plus, ça mouille ! Les vagues balaient3 régulièrement le pont, et s’engouffrent par les hublots mal fermés : « Pourtant, j’étais sûr de l’avoir fermé, celui-ci… ». La moyenne remonte, inversement proportionnelle au confort à bord… « Ah merde ! Le saladier avec le riz pour midi ! Il vient de voler à travers le carré ! Pourtant, j’avais prévu de le caler juste après mon café. ». Quelque chose me dit qu’on aura tout de même de la salade de riz tout à l’heure, avec juste un peu plus de piment que d’habitude… L’expérience ne se bâtit pas du jour au lendemain…

D’après vous, il vient de quel côté, le grain?

Point malgré tout positif : les batteries sont chargées à bloc, même après la nuit. Avec le vent et le soleil, éolienne et panneaux solaires se font une concurrence acharnée !

Dix-sept heures trente : ah tiens, c’est ballot, mais le pilote vient de lâcher. À nouveau, le bougre. Et à nouveau, c’est l’axe de la rotule du vérin qui a cassé, net. C’est louche : cet axe, neuf, aura duré trois semaines. Après examen, il semble que le trou taraudé dans lequel il était vissé, sur le secteur de barre, ait pris du jeu. Les à-coups du vérin lui auront été fatals à la longue. Les quarts de nuit se passeront barre à la main, à l’ancienne. Payou y gagne même ses galons de barreur émérite de nuit, cap sur les étoiles.

Au matin, Kousk Eol est mis à la cape pour pouvoir bloquer la barre et entreprendre une réparation. Un trou est percé dans le secteur de barre, et un nouvel axe est bricolé avec un boulon4. L’entretoise de la rotule est faite dans un bout de tuyau, et la bague de friction de l’axe découpée dans le bouchon d’une brique de jus de mangues brésiliennes… Nous croisons tous les doigts pour que la réparation tienne jusqu’à Fort de France, à plus de huit cents milles. Là, nous envisagerons quelque chose de plus définitif.

Moment d’intimité dévoilé, ou réparation du pilote?

Nous rallongeons involontairement la liste déjà longue des voiliers circumnavigateurs ayant eu au moins un problème de pilote. Après plus de trois ans sans problème, nous pensions un peu naïvement que ce souci n’était pas pour nous… La mécanique elle-même du pilote n’est pas en cause, construite sérieusement. Le gros point de faiblesse est l’axe de raccord du vérin au secteur de barre, sous-dimensionné. Par mer dure, les efforts sont très importants et l’axe finit par casser.

Mercredi 22 mars. Le pilote tient toujours… Le temps s’est largement amélioré : le ciel chargé de gros et lourds nuages à grain a fait place au soleil. Les grains ne sont plus que sporadiques, et moins violents. Nous retrouvons enfin les conditions normales de la route des alizés de l’Atlantique Nord vers les Antilles.

Midi : Cayenne est par notre travers au sud-ouest, à deux cents milles. Nous continuons à tracer notre route, cette fois, curieusement, avec des volontaires pour barrer : l’angoisse de perdre à nouveau le pilote doit certainement créer des vocations ! Nos dernières estimations nous donnent dans la baie du Marin au milieu de la journée de dimanche, à moins de sept cents milles.

Dix-sept heures trente : plus d’une centaine de dauphins vient tourner autour de nous, assurant le spectacle pendant un bon moment à la tombée du jour. C’était la bousculade à l’étrave. D’après notre guide, ce seraient des dauphins tachetés pantropicaux. Mais moi, ce que j’en dis… Nous n’en aurons pas vu beaucoup depuis le Cap. Même les noddis ne viennent plus chercher refuge pour la nuit.

Cent? Deux cent?

Vendredi 24 mars. De gros grains bien humides sont passés cette nuit, obligeant à prendre les quarts de l’intérieur du carré.

Hier soir, nous avons changé la dernière bouteille de gaz, la cinquième depuis le départ de Cape Town, soit une tous les huit ou neuf jours. Un record de consommation depuis le départ de Toulon il y a presque quatre ans ! Certains réflexes ou comportements sont loin d’être assimilés pour la vie à bord durant de longues traversées… Le point positif est que l’on a très bien mangé.

Encore quatre cents milles pour le Marin : l’arrivée dimanche dans la journée est compromise ! Surtout que le temps est très variable, et la mer, croisée, casse l’erre du bateau. Mais comme je ne suis rien qu’une mauvaise langue, la mer, à l’écoute, se calme un peu et du coup la moyenne remonte à plus de sept nœuds.

L’heure d’arrivée devient le sujet principal de conversation à bord. Il faut user de diplomatie pour calmer les velléités de mettre toute la toile, et expliquer pourquoi il faut même réduire de temps en temps : nous ne sommes pas en régate et il faut préserver le bateau, qui lui n’a pas terminé son tour… Le vent relativement faible et les allures portantes sur une houle désordonnée font qu’un voire deux ris dans la grand-voile permet de réduire les claquements sur les chariots de latte, par exemple. Cette longue traversée depuis le Cap est une découverte pour la moitié de l’équipage, apparemment très différente de ce qu’elle avait imaginé avant le départ. Il y en a au moins trois de contents d’arriver. Le quatrième aussi, tout bien réfléchi, quoique sans doute pas pour les mêmes raisons…

Samedi 25, 18h30 : après une journée plutôt rapide, apéritif spécial avant l’arrivée. On a prévu du lourd : toasts au pâté Le Hénaff, pour les nostalgiques de la voile bretonne, tartinés sur biscottes au blé complet du Brésil, avec son ti punch au rhum de St Hélène, rien de moins… L’anse du Marin est à moins de cent cinquante milles : jouable pour demain avant la nuit.

Dimanche 26. La hâte d’arriver se transforme en frénésie. Il faut absolument essayer toutes les combinaisons de voiles et de direction pour grappiller quelques dixièmes de nœuds et être au ponton à tout prix ce soir… Repartir comme Moitessier ? On peut arriver à le comprendre, sans excuser le geste.

Neuf heures trente : il reste une cinquantaine de milles. Nous prévoyons d’aller à la marina du Marin, au sud de Fort de France, où nous espérons trouver une place à quai. Pour l’instant, nous progressons plein vent arrière, génois tangonné, à peu près sur la route. Même si le pilote tient et rempli son rôle, les quelques passages de grain imposent une attention un peu soutenue.

Gros changement : le canal 16 de la VHF diffuse en français ! Et nous attrapons notre premier bulletin météo martiniquais, qui ne nous apprend pas grand-chose de nouveau : vent secteur ENE, trois à cinq Beaufort, creux d’environ deux mètres, grains dans l’après-midi, avec tendance orageuse. Bon, les grains, on s’en est tout de même pris trois ou quatre ce matin…

À midi, les côtes de Martinique sont en vue, sous les nuages.

Les derniers milles se feront en zigzagant entre les casiers à langoustes posés de façon un peu anarchique. Et vers dix-huit heures trente, nous prenons une bouée devant les pontons : l’encombrement en bateaux fait que nous différons au lendemain l’arrivée à quai. Nous sommes surpris par le nombre de bateaux, surtout des catamarans: il y en a des centaines au mouillage entre lesquels il faut slalomer en évitant les hauts fonds, et la marina annonce sept cent postes à quai. Mais le mouillage est très tranquille et la nuit sera bonne !

Mouillage du Marin, paradis des catamarans.

Nous aurons parcouru cinq mille sept cent quatre-vingt dix milles en quarante-trois jours depuis Simon’s Town, en comptant les arrêts.

 

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1– Mathias : tu n’as pas pu te retenir pour le suivant?

2– Allure entre le près et le vent de travers.

3– Les vagues balaient le pont, on essuie les grains, on se met à sec de toile, on mouille l’ancre, on lubrifie le vis de mulet : c’est aussi çà, la voile.

4– Un de ceux récupérés dans les « poubelles » des yachts de luxe à Papeete… La question « À quoi ça pourra bien servir ? » ne se pose pas sur un voilier.

Fernando de Noronha

Donc, nous vous le disions, nous arrivons au mouillage de la Baia de Santo Antonio le onze mars deux mille dix-sept à trois heures trente, sous une lune éclatante qui nous montre le chemin. Nous sommes un peu surpris : nous ne nous attendions pas à voir beaucoup de bateaux. En fait, ce sont des dizaines d’embarcations à moteur qui sont là, mouillées de façon un peu anarchique, les trois-quarts sans feu. Nous nous faufilons entre les bouts d’amarres qui flottent, et descendons finalement notre ancre : nous verrons quand le jour sera là si nous devons bouger.

Le mouillage

Après une courte nuit pour nous, le jour se lève sur le Morro do Pico, point culminant de Fernando de Noronha, amer remarquable que nous avons suivi durant la nuit, sous le clair de lune.

Le Morro de Pico

Il y a un meilleur emplacement plus près de la terre : petit café avalé, nous déplaçons Kousk Eol, pour nous retrouver à côté d’un catamaran français, un couple de vétérinaires de Chartres. Deux autres voiliers sont au mouillage : un Argentin de Puerto Madryn et un catamaran dont nous ne verrons pas le skipper.

L’annexe est gonflée et le petit Suzuki démarre sans trop de problème, toujours capricieux pour tenir un bon régime, obligeant à jongler avec le starter malgré les différentes tentatives de réglage1: il faudra le faire revoir en Martinique. La baie est très ouverte sur le large, et la houle semble prendre un grand plaisir à rouler les bateaux et faire monter l’adrénaline à l’approche du rivage, où les rouleaux qui s’écrasent sont impressionnants. Et ce ne sont pas les tortues rencontrées en chemin qui rassurent. Heureusement, le Porto, semblant de petit port avec sa digue rocheuse, offre une relativement bonne protection : l’annexe est tirée sur le sable de la plage, à la limite de la marée haute.

La plage et le petit port.

Les autorités sont dans un cabanon qui domine le port : police, capitaine du port, marine nationale et immigration. Travailler un samedi ne leur pose pas de problème : ils sont tous en short, t-shirt et casquette à l’envers, et nous les retrouverons sur la plage juste après. Tout se passe dans une bonne ambiance, après moult bom dia, tudo bem et muito obrigado : nous n’avons pas toujours tout compris, mais la clearance est signée, et nos passeports tamponnés pour un départ lundi treize vers la Martinique. Nous nous faisons même offrir le café. C’est la marine, donc des experts, qui nous indique où aller boire une bonne caïpirinha, incontournable dès qu’on est au Brésil !

L’immeuble des autorités.

Nous nous dirigeons à pied vers le « centre-ville », à un kilomètre, après une bonne montée sous le cagnard et le regard goguenard du Morro de Pico, véritable statue moai, vestige du passé volcanique de l’île.

Le tour de la ville est vite expédié : tout semble tourner autour du Bosque Flamboyant, grande place plantée de flamboyants, et de la Igreja dos Remedios. L’île a été occupée par les Portugais, les Anglais, les Hollandais, les Français, avant d’être définitivement annexée par le Brésil. Mais il ne reste que peu de vestiges de ces époques.

La igreja dos Remeidos.
Végétation.

L’après-midi, nous croisons nos voisins sur le catamaran : ils semblent très déçus par l’île, très belle excroissance volcanique, très chère2 et finalement pas si extraordinaire pour peu que l’on ait navigué aux Antilles3, entre autres… Ce qui est la conclusion à laquelle nous commencions doucement à arriver. Les guides de voyage donnent parfois l’impression, surtout pour les endroits peu facilement accessibles, qu’il faut leur accoler systématiquement une réputation de « plus bel endroit du monde4 », où évidemment l’auteur du guide est allé, mais où le vulgum pecus, lui, se contentera de regarder les belles photos faites par les rares privilégiés, et de lire le dithyrambe complètement objectif, il va de soit, les accompagnant5. Quatre-vingts pour cent des touristes sont brésiliens, avec une grande majorité venant de Sao Paulo, ville la plus riche du Brésil : cherchez l’erreur. Les quelque vingt pour cent restant se partagent entre Européens et Américains. L’aéroport est relié à Recife et à Natal, à seulement deux cents milles. L’île dépend de l’état du Pernambouc.

De nouveau, l’île, qui fait environ huit kilomètres sur deux, est tout de même charmante. Le parc en fait presque le tour, à l’exception d’un espace entre le Porto et la « ville », sur la côte nord-est. L’accès à la zone du parc est bien sûr payante. La protection des tortues marines semble être la priorité : tout un programme est mis en place pour éviter le braconnage et sensibiliser les visiteurs. La population de tortues est en croissance depuis presque vingt ans. Malheureusement, nous arrivons juste entre la période de ponte et celle de l’éclosion : circulez, il n’y a rien à voir ! Enfin si : nous en verrons à chacune de nos navettes entre Kousk Eol et la plage en annexe.

Nos voisins nous prêtent le buggy qu’ils ont loué pour faire nos courses et aller au restaurant le soir. Sympa, même si nous tombons en panne d’essence : la jauge est pourtant bloquée sur « Pleno »… Le buggy est très populaire pour se déplacer et la jeunesse dorée du Brésil se pavane en pétaradant, en maillot de bain, dont le tissu semble avoir été économisé pour pouvoir se payer le séjour ici.

Aujourd’hui dimanche, quartier libre. Petits bricolages et bulle sur le bateau pour les uns, plage et internet à terre pour les autres. Ce soir, nous sommes invités à bord de Vétocéan, catamaran de nos voisins Françoise et Francis : nous apportons le poisson et le cuistot.

Lundi 13 mars 2017. Nous partons ce soir vers Fort de France. Il nous reste quelques emplettes à faire : ce n’est pas à Fernando de Noronha qu’il faut s’arrêter pour les courses, qui seront donc vite expédiées. Nous récupérons aussi les derniers GRIBs : nous devrions avoir du vent virant vraiment à l’est, voire à est-nord-est une fois l’équateur franchi. Un espoir de se sortir du vent arrière ?

Un peu après le port, vers l’extrémité nord-est de l’île, un panneau indique « Air France ». Nous nous disons que notre compagnie nationale trouve de biens étranges lieux où installer ses agences… Pas du tout : c’est une villa qui a été construite du temps de l’Aéropostale sur un promontoire, et qui servait de base pour les hydravions Latécoère, leur permettant de faire un stop lors de la traversée entre l’Afrique et l’Amérique du Sud si nécessaire. Puis l’Aéropostale a été absorbée dans la nouvelle compagnie Air France, lors de sa création, d’où le panneau…

La villa est magnifiquement située sur la pointe de Santo Antonio, face à la baie éponyme, surveillée par les ruines du fort lui aussi du même nom et par la petite chapelle de São Pedro dos Pescadores.

Le Morro de Pico au travers des ruines du fort.
Chapelle de São Pedro dos Pescadores.

Entre temps, Iò est arrivé de St Hélène : ils auront mis quatre jours de plus que nous. Nous devrions nous revoir en Martinique ou en Guadeloupe…

18h45 : l’ancre est remontée. Derniers adieux à Iò et à Vétocéan, et nous attaquons les prochains deux mille milles…

Iò.
Vétocéan.

En conclusion, Fernando de Noronha aura été une étape bienvenue sur notre longue route vers la Martinique, où nous avons pu nous reposer et faire un complément de courses6. L’île a du charme, mais ce n’est certainement pas une étape pour laquelle nous nous serions déroutés… Opinion tout à fait personnelle, forcément subjective.

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1– Ben ouais. On ne peut pas être excellent partout. Être bon, c’est déjà assez difficile… En toute modestie, bien sûr !

2– Sans atteindre le niveau des Galapagos, un des sommets de la pompe à fric !

3– Sans parler des îles du Pacifique, bien sûr, mais on avait promis de ne pas la faire trop snob… Ah bon ? Vous n’êtes jamais allé plonger à Vanua Balavu, vous ? Ah bon…

4– J’adore cette expression, archétype de la suffisance : qui peut se targuer de connaître le monde ? Et prétendre en plus au jugement absolu ? Pourquoi ce besoin de toujours vouloir faire un classement, avec des critères sur lesquels évidemment personne ne sera jamais d’accord, avec raison ? Ça plaît, ou ça ne plaît pas. Point. Qui a dit une fois, avec beaucoup de sagesse, que les goûts et les couleurs, ça ne se discutait pas ?

5– Non, ce n’est pas vrai, je ne m’énerve pas ! Je m’interroge juste parfois sur notre société où par exemple les participants à n’importe quelle émission de télé-réalité sont promus d’office aventuriers : ne dénature-t-on pas quelque peu le contenu des mots de notre belle langue à systématiquement abuser du superlatif ? N’y a-t-il pas une espèce de contradiction dans la recherche à tout prix de l’extraordinaire dans un phalanstère qui vise avant tout à la sécurité et au bien-être ? Devenir un héros sans prendre de risque : le pied, non ? L’excitation de skier hors-piste, oui, mais avec une balise sachant que d’autres auront le vrai courage de venir me dégager de l’avalanche que j’ai déclenchée… Je sens que je suis mûr pour une autre caïpirinha, moi !

6– Bon d’accord : et boire une ou deux caïpirinhas. Trois ou quatre ? Tu as compté ? Tu es sûr ?

De St Hélène à Fernando de Noronha

Lundi 27 février 2017, 17h. Nous sommes de nouveau à bord de Kousk Eol, après notre tour sur St Hélène, et le bateau est prêt. Les amarres sont larguées, Heidi et Jérôme nous saluent depuis leur Fleur de Sel : nous les retrouverons peut-être lors d’une autre escale. St Hélène aura été une étape surprenante, hors du temps. Imaginez, de nos jours, un pays réputé civilisé sans cartes de crédit, où « la » banque est ouverte à tout vent, où tout le monde vous dit bonjour – bon d’accord, ce sont des Saints-, où l’on n’entend pas de coup de klaxon, où tout est fermé avant neuf heures et après quinze heures trente (sans parler du dimanche), où les douaniers vous expliquent ce qu’il y a à faire sur l’île1, où l’aéroport moderne et tout nouveau ne peut ouvrir parce que les crânes d’œuf qui l’ont pensé et conçu ont oublié qu’il y avait du vent, etc.

Le départ est un peu laborieux : l’alizé plutôt faiblard se fait aspirer par les thermiques de l’île, et il faut attendre d’être assez loin pour retrouver un air plus régulier et reprendre une route dans la bonne direction. Nous avons tout de même un peu plus de mille sept cents milles devant nous, et une réputation de bateau rapide à consolider !

Napoléon sur son lit de mort.

La première nuit est tranquille : vent un peu mou, mais mer calme. Nous filons à environ six nœuds. Au petit matin, vers le haut-fond Bonaparte Seamount, reste d’un ancien volcan sous-marin et zone très poissonneuse, le pêcheur Swordfish nous appelle pour nous souhaiter bonne route…

Le vent baisse progressivement. Du coup, le spi est mis à la place du génois avant le petit-déjeuner : nous gagnons plus d’un nœud. Mais en fin de matinée, le vent a un peu tourné, et donc il faut empanner.

La journée passera à régler le spi, et à espérer une touche… En début de soirée, les nuages apparaissent, et avec eux, les sautes de vent : par précaution, nous affalons le spi pour mettre le génois à la place pour la nuit. Ah quelle journée ! Qui se terminera sur un rougaille-sardines du chef Payou. Du coup, Bernard et Christian, touchés dans leur orgueil culinaire, préparent déjà la contre-offensive du lendemain : la situation gastronomique à bord de Kousk Eol repousse les limites de jour en jour. Ce n’est pas le liquide vaisselle super-extra-dégraissant-plus-plus-même-sans-frotter qui va améliorer nos tours de taille…

Ca dégraisse, ou pas?

Comme de plus, Christian a fait croire à nos copains de Fleur de Sel que nous avions congélateur et air conditionné à bord, notre réputation est faite. Plus en tant que doseurs d’épices que comme régleurs de voiles…

Un peu de vie se manifeste finalement dans toute cette étendue océanique : en plus des nombreux poissons-volants, deux ou trois bancs de plusieurs dizaines de dauphins viennent s’ébattre autour de Kousk Eol.

Mercredi 1er mars. L’alizé est bien là, mais il a adopté un wythme twopical. Dix à douze nœuds, plein vent arrière : heureusement, la mer plate nous permet de maintenir une moyenne honorable d’environ cent quarante milles en vingt-quatre heures. La température monte graduellement : plus de trente degrés dans la journée… Les fourrures polaires retournent au fond des équipets.

Juste un petit souci : nous allons vers l’ouest. Donc soleil de face l’après-midi : super pour l’équipage qui peu aligner les siestes à l’ombre des voiles en ciseaux dans le cockpit, me direz-vous. Absolument. Mais les panneaux solaires eux aussi font la sieste à l’ombre : et qui c’est qui va les recharger, les batteries ?

Vous croyez qu’il s ‘écrit tout seul, le blog ?

Dans la nuit, le vent monte . Les vagues, jalouses, en font autant : il y en a qui grinchent au petit matin, soit disant que ça aurait un peu secoué… Il est temps de prendre un ris. Ah puis deux, tant qu’on y est : l’alizé tourne autour de vingt à vingt-cinq nœuds. Le ciel, un temps couvert, se remet au beau. L’équipage, en l’occurrence Christian et Payou, semblant motivé, le skipper en profite sournoisement pour un empannage qui devrait nous remettre un peu mieux sur la route.

L’activité de team building suivante consiste à réparer le tangon : Nanard les Gros Biscotaux a arraché l’anneau de fixation de la balancine, en Dynema2 s’il vous plaît, en bordant le bras de spi, juste avant de s’exclamer « Ah crotte de zut de fichtre de sapristi de saperlipopette et j’en passe3, n’aurai-je pas, étourdi que je suis, sottement oublié de donner du mou dans la balancine ? Je me demandai bien pourquoi la manivelle de winch était si dure… ». Heureusement, l’opération « Récupération du spi et du tangon » se passe, elle, sans casse.

Ah, au fait : en fin de journée, qui c’est qui nous sort deux petites dorades, une sur chaque ligne ? Je vous le donne en mille… Le sashimi et les filets sont vite prêts et évitent au cuistot du jour de se creuser trop les méninges pour le menu.

Mmmmmmmmmmmmm!

Vendredi 3 mars. Douze heures : un voilier par notre travers tribord ! Nous avons rattrapé Iò, qui avance à six nœuds, les deux voiles d’avant tangonnées, sans grand-voile. Échange à la VHF : tout va bien des deux côtés. Eux non plus n’ont pas trop de succès avec la pêche… Nous continuons à bien avancer, de nouveau vent arrière et voiles en ciseaux. Plus de cent soixante-dix milles ces dernières vingt-quatre heures : la moyenne ne baisse pas. Christian et Bernard ne se sentent plus : ce soir, au moment de l’apéro, ils ont vu tous les deux le rayon verre4. Qu’ils n’avaient jamais vu jusqu’à présent : je vous disais bien que le citron avait trouvé une autre utilisation…

Le lendemain, comme nous avons passé les quinze degrés de longitude ouest, nous gagnons une heure : UTC-1. Du coup, le dernier quart devrait voir le soleil un peu plus tôt. Sinon, la brise pousse toujours et Kousk Eol taille sa route entre six et sept nœuds, vent arrière.

« Qu’est-ce qu’on mange, à midi ? » : exclamation légèrement angoissée d’une partie de l’équipage à l’approche du milieu de journée. Christian : « Je m’en occupe ! Faut juste que je trouve l’inspiration, sous mes fesses… ». Les dialogues sur Kousk Eol peuvent facilement paraître surréalistes pour quelqu’un qui écouterait de l’extérieur, hors contexte : c’est juste que Christian a besoin de voir les réserves, dans le coffre sur lequel son fondement se trouve présentement posé, pour trouver une idée culinaire.

Dimanche 5 mars, 0h. Nuit étoilée magnifique. La Grande Ourse, à l’envers, se pavane vers le nord, comme par défi pour la Croix du Sud, dans la Voie Lactée. Nous sommes toujours vent arrière, voiles en ciseaux, dans une petite brise d’une quinzaine de nœuds, sous pilote, et on est de quart. Bref, tout va bien.

Soudain, sans prévenir, Kousk Eol se met à lofer comme un fou ! Bah, c’est le pilote qui a lâché, on va reprendre tout ça : on reprend la barre en vitesse, on se remet sur la route et on rappuie sur le bouton « Auto » du pilote. On commence à se dire qu’il y a quelque chose qui cloche quand le pilote ne contrôle plus rien du tout et que le bateau veut repartir au lof aussi sec… On décide donc de demander poliment mais fermement au reste de l’équipage de quitter ses douillettes couchettes : « Holà, debout là-dedans ! Et magnez-vous ! Plus vite ! ». Bernard prend la barre et on va jeter un coup d’œil au pilote, par la trappe au fond de la couchette arrière bâbord, celle de Christian. On a soudain comme un petit coup de blues : l’axe-pivot qui fait la jonction entre le vérin et le secteur de barre a cassé, net… Un boulon inox de douze millimètres…

On vous la fait courte. Le bateau est vite mis à la cape pour le stabiliser et surtout pouvoir orienter la barre (et son secteur) de façon à atteindre le pivot. On arrive à se faufiler au travers de la très étroite trappe et à dévisser le morceau de pivot restant dans le secteur avec une pince-étau, huitième de tour par huitième de tour, au bout d’une heure et un peu de sueur. Reste à le remplacer maintenant. En fouillant dans la boite à vis/boulons, surprise : un axe de rechange ! On ne se souvenait plus du tout en avoir un. Le blues vire à la biguine. Une heure après, le nouveau pivot est en place, et le pilote fonctionne à nouveau. On est plutôt content : l’équipage se voyait déjà à barrer vingt-quatre heures sur vingt-quatre… Les quarts reprennent, et on va se coucher, un peu courbatu.

L’origine de la casse pourrait être une usure de la rotule de couplage entre le vérin et l’axe sur le secteur, créant un jeu et donc des à-coups à chaque impulsion du vérin. La prochaine intervention sera de changer ladite rotule, mais il faut d’abord s’en procurer une…

La sérénité revenue à bord fait passer un peu la pilule du retard pris sur l’horaire : nous prévoyions d’arriver dans la journée de vendredi dix à Fernando de Noronha, mais une nouvelle estime nous donne maintenant samedi. Pas trop grave, direz-vous. Sauf si les autorités ne travaillent pas le week-end, auquel cas nous risquons d’être mis en quarantaine sur Kousk Eol au mouillage jusqu’au lundi… On verra.

Par-dessus le tout, le vent a bien baissé : c’est un alizé quasi souffreteux d’une douzaine de nœuds qui nous pousse dans le dos. Mais la mer s’est un peu calmée et le canot glisse à plus de cinq nœuds. C’est qu’on a encore plus de sept cent cinquante milles à faire avant l’îlot brésilien…

Cette nuit, le ciel est à nouveau bien dégagé. La lune a terminé sa pause syndicale, et même à moitié éclairée elle illumine la bougresse, éteignant les astres qui manquent de punch. Ah tiens, au fait, c’est quand l’heure du ti punch ? Je m’égare : le spectacle ne fait que changer. Au lieu de lever la tête vers la Voie Lactée, nous admirons les reflets séléno-coruscants autant qu’argentés sur l’océan tout autour de nous, nous préparant pour l’apothéose dans quelques jours, dès que notre satellite préféré daignera exposer aux ignorants navigateurs que son albédo, ce n’est pas de la tarte, lorsque la luisance du soleil allume toute sa face visible. Vous pouvez reprendre votre souffle. Avec un peu d’accoutumance, on arriverait presque à se croire en plein jour5.

Cette nuit aussi, nous avons hébergé un passager clandestin : un petit noddi6 brun, apparemment très fatigué, est venu se poser sur l’arceau au-dessus de la barre après plusieurs essais d’appontage. Complètement indifférent aux changements de quart, il n’a repris son vol qu’au lever du soleil, sans oublier de laisser sa petite signature blanchâtre sur le teck.

Noddi brun prêt pour la nuit.

Mardi 7 mars. Cette fois, c’est sûr, on va arriver samedi : il reste un peu plus de six cent milles, et avec le vent qu’on a, on ne peut espérer une moyenne bien supérieure à six nœuds… Un des nombreux charmes de la voile…

Durant la nuit, ce sont deux noddis qui sont venus se reposer à bord : le bec à ouïe chez ces oiseaux doit bien fonctionner.

La température monte progressivement, et avec un vent relatif faible, donc peu d’aération, le carré se transforme petit à petit en étuve. Pour l’instant, pas de pluie, sinon quelques gouttes, de nuit : juste pour obliger à rentrer les coussins du cockpit.

Dzzzzzziiiiiiiiiii… Le frein du moulinet siffle : c’est du lourd ! Payou et Christian voient un machin noir avec une espèce d’épée sur le devant sauter hors de l’eau en se débattant. Et replonger, fil coupé net… « Oh la vache, j’avais pourtant monté mon leurre sur du quatre-vingt-quinze centièmes ! » : appréhendez-vous vraiment toute la mesure de la situation, lectrice, lecteur ? L’espadon l’a très certainement échappé belle, mais cette fois encore les sashimis restent au rayon « promesses ». À la décharge des experts du rapala, Kousk Eol s’est remis à dépasser les sept nœuds, et vent arrière, ce n’est pas facile de ralentir le bateau instantanément.

Entendu dans le cockpit, avec un ton désabusé : « Quand le moulinet sonne, c’est toujours le poisson qui décroche… ».

Jeudi 9 mars. De nouveau, cette nuit, le portique de Kousk Eol est pris d’assaut par les noddis et un fou pour un repos réparateur. Mais il n’y a pas trop d’entente dans le groupe : à intervalles réguliers, les bruits d’aile et les caquètements brisent la monotonie des quarts. Et évidemment, le matin, il faut nettoyer des traces de passage soigneusement réparties sur le taud et le pont. « Y a une brosse avec un manche sur ce bateau ? ». « Il y a une brosse. Des manches, j’en ai tout autour de moi… ». Là, d’un seul coup d’un seul, je viens de tomber très bas dans le classement des skippers les plus sympas. Ça va être dur de remonter la pente !

Équipage se battant pour prendre la barre.

Fernando de Norona est à deux cent soixante milles : le samedi matin semble se confirmer comme ETA7. Et cette nuit, nous devrions couper la route de descente vers le Brésil d’il y a presque quatre ans…

Pour l’occasion, je promets pour le repas du soir des cuisses de canard confites avec petites patates sautées dans la graisse du volatil. Et pour l’apéro, des grillés jambon fumé-cheddar vieilli (recette Kousk Eol exclusive). Pas mal, non ? Presque… La canne du Payou, qui n’en rate pas une pour faire foirer les plans (le Payou, pas la canne. Quoique…), saute de son support brutalement à dix-neuf heures exactement, avec un sifflement de moulinet concomitant. Là, on se dit qu’on doit tous s’y mettre : « C’est un espadon : je l’ai vu ! » « Moi je dirais plutôt un marlin. » « T’es sûr ? » « Ouais, je te dis ! ». Le génois est roulé pour tenter de ralentir la barque : rappelez-vous, nous sommes vent arrière, voiles en ciseau. Bref, après que le Payou en ait bien chié bavé au moulinet, Bernard crochète enfin une très belle dorade coryphène d’un bon mètre cinquante et quinze kilos au bas mot.

Le confit de canard est vite oublié : le menu de ce soir, devinez, sera sashimis suivis de steaks de dorade, accompagnés de leurs petites pommes vapeurs (qui échappent ainsi à la friture.). La canne et la cane sont remisées, mais la boite de confit ne perd rien pour attendre. Le moteur est démarré pour faire tourner le frigo : on va manger du poisson les trois prochains jours… Le Payou serait-il enfin entrain de justifier sa place à bord ?

Vendredi 10 mars. 0h22m34 s, 5°13,80S – 29°56,39 W : Kousk Eol franchit la route de descente vers le Brésil ! Nous étions passé ici le dix-huit septembre deux mille treize à sept heures et vingt-deux secondes UTC… Trois ans et demi déjà. Pensée émue pour le DD…

Cette nuit, les nuages à grain étaient plus actifs : le bateau arrivait à monter à plus de neuf nœuds dans les surventes, et nous prenons nos premières gouttes. Mais toujours pas assez pour une vraie douche ! Fernando de Noronha n’est plus qu’à cent dix milles : nous devrions arriver en deuxième partie de nuit. Pour ne pas changer, nos copains noddis étaient à poste, se disputant les meilleures places près des panneaux, et repartant dès le soleil levé.

De gros grains passent durant la journée, mais ont la délicatesse de nous éviter : nous n’aurons droit qu’à quelques gouttes d ‘eau, pas encore assez pour une douche.

Samedi 11 mars. 2h30 : nous apercevons Fernando de Noronha au loin sous le clair de lune ! Nous contournons l’île par le nord-est, en prenant assez large. De l’autre côté de la pointe se trouve le mouillage dans la Baia de San Antonio, le seul autorisé sur l’île. Nous pensions être seuls, ou presque : en fait, quelques dizaines de bateaux à moteur en tout genre sont sur leur bouée ou sur ancre, dans une joyeuse anarchie. Nous arrivons à nous faufiler, en évitant les bouts qui traînent au ras de l’eau, et mouillons notre ancre à trois heures trente, dans une vingtaine de mètres.

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1– Comme Hélène à Wallis : c’est sans doute le prénom qui veut ça…

2– Vous vous rappelez ? Le Dynema, c’est cette fibre textile réputée plus solide que l’acier, et incassable.

3– Je rappelle à ceux qui n’auraient pas bien suivi depuis le début que Kousk Eol et son équipage se veulent de bonne tenue, en particulier verbale, ne serait-ce que par respect pour les oreilles et les yeux un peu moins dévergondés que la moyenne.

4– On me glisse dans l’oreille : « Rayon vert, pas verre ! ». Moi je veux bien, mais ça ne veut rien dire, non ? Parce que rayon verre, ils s’y connaissent.

5– C’est fou ce qu’on peut écrire comme conneries quand l’esprit a tout son temps pour divaguer.

6– Non, sa femelle n’est pas une noddi quattro : ce jeu de mot extrêmement bourbeux a déjà été commis dans de précédentes pages, au grand dam de l’auteur-éditeur dont vous n’êtes plus sans ignorer le profond mépris pour la facilité vulgaire, risquant de nuire à tout jamais à la haute tenue intellectuelle de ce blog et de faire ainsi fuir ses lectrices (ainsi que quelques rares lecteurs) ayant pu bénéficier d’un minimum d’exposition à certaines formes de culture.

7Expected Time of Arrival : acronyme consacré utilisé par toutes les autorités maritimes autour du monde à qui vous devez indiquer votre plan de route.