L’île mythique, le Graal du circumnavigateur

Soudain elle apparaît, droit devant notre étrave, à une quinzaine de milles, dans la brume résiduelle du potron-minet. Le moment est magique : cela fait si longtemps que nous en parlions ! Et voici qu’elle n’est qu’à quelques encablures de Kousk Eol. La mer semble se calmer, comme si elle était elle aussi sous le charme de la situation.

Imaginez une île, que dis-je : un îlot, à peine plus qu’un caillou, en plein océan, couvert d’une verdure hésitant entre l’émeraude et le lapis-lazuli, dont l’atoll minuscule offre un abri féerique, lui aussi jonglant entre toutes les teintes du vert lumineux au bleu intense, avec sa passe étroite, mais profonde. Même en zoomant au maximum sur nos cartes électroniques, nous n’étions pas arrivés à visualiser ce qui avait commencé comme un cône volcanique il y a de nombreuses années. De vagues rumeurs de ponton en indiquaient les coordonnées, assez imprécises : quelques navigateurs en avaient entendu parler, mais aucun de ceux que nous avons rencontrés n’y était allé. Nous ne nous faisions que peu d’illusion sur le fait de trouver ce bout de terre quasiment inconnu, quelque part dans l’infini de l’océan. Mais il faut tout de même l’avouer : c’était l’objectif premier de notre périple, même si nous ne pensions pas avoir beaucoup de chance de réussir. Le tour du monde et le Cap Horn n’étaient que des alibis, des objectifs secondaires.

Le soleil étant maintenant bien haut sur l’horizon, nous nous engageons dans la passe : l’eau est cristalline, comme nous en avions rêvé, et les fonds sableux sans danger. L’ancre va bien tenir. Kousk Eol semble se pavaner au milieu du lagon, véritable écrin pour notre joli voilier. Nous ne gonflons même pas l’annexe : le lagon est si petit que nager vers la minuscule plage étincelante au milieu de poissons multicolores peu farouches ne nous prend que quelques minutes. Le sable est d’une finesse étonnante. La végétation, à quelques mètres, exubérante. Aucun signe de vie, à part les nombreux oiseaux, les tortues venues pondre et quelques iguanes curieux qui nous observent. Nous n’arrivons toujours pas à réaliser : tout ceci semble irréel. Le paradis doit paraître bien terne à côté d’un pareil éden. Un tel concentré de splendeur et d’harmonie sera difficile à raconter : nous risquons à coup sûr d’être accusés d’exagération affabulatrice.

Nous jouerions bien les Robinson, mais il n’y a pas un seul Vendredi à l’horizon… Imaginez un endroit où personne n’a entendu parler de Trump, où les Anglais n’ont jamais été européens, où on ne sait pas ce qu’est le football, et où l’un des rares mots commençant par « sarko », sarcome1, est déplacé sous ces cieux (comme ailleurs).

Subjugués et un peu assommés par tant de perfection, nous nous allongeons sur la plage, à l’ombre de majestueux cocotiers au pied desquels des crabes rouges s’appliquent à creuser leur terrier. En pleine somnolence béate, je sens qu’on me secoue l’épaule : « Oh Claude, réveille-toi, ton quart est fini ! Ça va ? Tu ne m’avais pas l’air très concentré sur le cap cette nuit ! ».

Merde : un rêve… Mais quel rêve ! Ah si tous les rêves pouvaient être comme celui-ci, plus besoin de réalité !

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1– Il y a aussi « sarcophage », qui paraît approprié pour remballer celui qui voulait être pharaon à la place du pharaon.

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