Fernando de Noronha

Donc, nous vous le disions, nous arrivons au mouillage de la Baia de Santo Antonio le onze mars deux mille dix-sept à trois heures trente, sous une lune éclatante qui nous montre le chemin. Nous sommes un peu surpris : nous ne nous attendions pas à voir beaucoup de bateaux. En fait, ce sont des dizaines d’embarcations à moteur qui sont là, mouillées de façon un peu anarchique, les trois-quarts sans feu. Nous nous faufilons entre les bouts d’amarres qui flottent, et descendons finalement notre ancre : nous verrons quand le jour sera là si nous devons bouger.

Le mouillage

Après une courte nuit pour nous, le jour se lève sur le Morro do Pico, point culminant de Fernando de Noronha, amer remarquable que nous avons suivi durant la nuit, sous le clair de lune.

Le Morro de Pico

Il y a un meilleur emplacement plus près de la terre : petit café avalé, nous déplaçons Kousk Eol, pour nous retrouver à côté d’un catamaran français, un couple de vétérinaires de Chartres. Deux autres voiliers sont au mouillage : un Argentin de Puerto Madryn et un catamaran dont nous ne verrons pas le skipper.

L’annexe est gonflée et le petit Suzuki démarre sans trop de problème, toujours capricieux pour tenir un bon régime, obligeant à jongler avec le starter malgré les différentes tentatives de réglage1: il faudra le faire revoir en Martinique. La baie est très ouverte sur le large, et la houle semble prendre un grand plaisir à rouler les bateaux et faire monter l’adrénaline à l’approche du rivage, où les rouleaux qui s’écrasent sont impressionnants. Et ce ne sont pas les tortues rencontrées en chemin qui rassurent. Heureusement, le Porto, semblant de petit port avec sa digue rocheuse, offre une relativement bonne protection : l’annexe est tirée sur le sable de la plage, à la limite de la marée haute.

La plage et le petit port.

Les autorités sont dans un cabanon qui domine le port : police, capitaine du port, marine nationale et immigration. Travailler un samedi ne leur pose pas de problème : ils sont tous en short, t-shirt et casquette à l’envers, et nous les retrouverons sur la plage juste après. Tout se passe dans une bonne ambiance, après moult bom dia, tudo bem et muito obrigado : nous n’avons pas toujours tout compris, mais la clearance est signée, et nos passeports tamponnés pour un départ lundi treize vers la Martinique. Nous nous faisons même offrir le café. C’est la marine, donc des experts, qui nous indique où aller boire une bonne caïpirinha, incontournable dès qu’on est au Brésil !

L’immeuble des autorités.

Nous nous dirigeons à pied vers le « centre-ville », à un kilomètre, après une bonne montée sous le cagnard et le regard goguenard du Morro de Pico, véritable statue moai, vestige du passé volcanique de l’île.

Le tour de la ville est vite expédié : tout semble tourner autour du Bosque Flamboyant, grande place plantée de flamboyants, et de la Igreja dos Remedios. L’île a été occupée par les Portugais, les Anglais, les Hollandais, les Français, avant d’être définitivement annexée par le Brésil. Mais il ne reste que peu de vestiges de ces époques.

La igreja dos Remeidos.
Végétation.

L’après-midi, nous croisons nos voisins sur le catamaran : ils semblent très déçus par l’île, très belle excroissance volcanique, très chère2 et finalement pas si extraordinaire pour peu que l’on ait navigué aux Antilles3, entre autres… Ce qui est la conclusion à laquelle nous commencions doucement à arriver. Les guides de voyage donnent parfois l’impression, surtout pour les endroits peu facilement accessibles, qu’il faut leur accoler systématiquement une réputation de « plus bel endroit du monde4 », où évidemment l’auteur du guide est allé, mais où le vulgum pecus, lui, se contentera de regarder les belles photos faites par les rares privilégiés, et de lire le dithyrambe complètement objectif, il va de soit, les accompagnant5. Quatre-vingts pour cent des touristes sont brésiliens, avec une grande majorité venant de Sao Paulo, ville la plus riche du Brésil : cherchez l’erreur. Les quelque vingt pour cent restant se partagent entre Européens et Américains. L’aéroport est relié à Recife et à Natal, à seulement deux cents milles. L’île dépend de l’état du Pernambouc.

De nouveau, l’île, qui fait environ huit kilomètres sur deux, est tout de même charmante. Le parc en fait presque le tour, à l’exception d’un espace entre le Porto et la « ville », sur la côte nord-est. L’accès à la zone du parc est bien sûr payante. La protection des tortues marines semble être la priorité : tout un programme est mis en place pour éviter le braconnage et sensibiliser les visiteurs. La population de tortues est en croissance depuis presque vingt ans. Malheureusement, nous arrivons juste entre la période de ponte et celle de l’éclosion : circulez, il n’y a rien à voir ! Enfin si : nous en verrons à chacune de nos navettes entre Kousk Eol et la plage en annexe.

Nos voisins nous prêtent le buggy qu’ils ont loué pour faire nos courses et aller au restaurant le soir. Sympa, même si nous tombons en panne d’essence : la jauge est pourtant bloquée sur « Pleno »… Le buggy est très populaire pour se déplacer et la jeunesse dorée du Brésil se pavane en pétaradant, en maillot de bain, dont le tissu semble avoir été économisé pour pouvoir se payer le séjour ici.

Aujourd’hui dimanche, quartier libre. Petits bricolages et bulle sur le bateau pour les uns, plage et internet à terre pour les autres. Ce soir, nous sommes invités à bord de Vétocéan, catamaran de nos voisins Françoise et Francis : nous apportons le poisson et le cuistot.

Lundi 13 mars 2017. Nous partons ce soir vers Fort de France. Il nous reste quelques emplettes à faire : ce n’est pas à Fernando de Noronha qu’il faut s’arrêter pour les courses, qui seront donc vite expédiées. Nous récupérons aussi les derniers GRIBs : nous devrions avoir du vent virant vraiment à l’est, voire à est-nord-est une fois l’équateur franchi. Un espoir de se sortir du vent arrière ?

Un peu après le port, vers l’extrémité nord-est de l’île, un panneau indique « Air France ». Nous nous disons que notre compagnie nationale trouve de biens étranges lieux où installer ses agences… Pas du tout : c’est une villa qui a été construite du temps de l’Aéropostale sur un promontoire, et qui servait de base pour les hydravions Latécoère, leur permettant de faire un stop lors de la traversée entre l’Afrique et l’Amérique du Sud si nécessaire. Puis l’Aéropostale a été absorbée dans la nouvelle compagnie Air France, lors de sa création, d’où le panneau…

La villa est magnifiquement située sur la pointe de Santo Antonio, face à la baie éponyme, surveillée par les ruines du fort lui aussi du même nom et par la petite chapelle de São Pedro dos Pescadores.

Le Morro de Pico au travers des ruines du fort.
Chapelle de São Pedro dos Pescadores.

Entre temps, Iò est arrivé de St Hélène : ils auront mis quatre jours de plus que nous. Nous devrions nous revoir en Martinique ou en Guadeloupe…

18h45 : l’ancre est remontée. Derniers adieux à Iò et à Vétocéan, et nous attaquons les prochains deux mille milles…

Iò.
Vétocéan.

En conclusion, Fernando de Noronha aura été une étape bienvenue sur notre longue route vers la Martinique, où nous avons pu nous reposer et faire un complément de courses6. L’île a du charme, mais ce n’est certainement pas une étape pour laquelle nous nous serions déroutés… Opinion tout à fait personnelle, forcément subjective.

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1– Ben ouais. On ne peut pas être excellent partout. Être bon, c’est déjà assez difficile… En toute modestie, bien sûr !

2– Sans atteindre le niveau des Galapagos, un des sommets de la pompe à fric !

3– Sans parler des îles du Pacifique, bien sûr, mais on avait promis de ne pas la faire trop snob… Ah bon ? Vous n’êtes jamais allé plonger à Vanua Balavu, vous ? Ah bon…

4– J’adore cette expression, archétype de la suffisance : qui peut se targuer de connaître le monde ? Et prétendre en plus au jugement absolu ? Pourquoi ce besoin de toujours vouloir faire un classement, avec des critères sur lesquels évidemment personne ne sera jamais d’accord, avec raison ? Ça plaît, ou ça ne plaît pas. Point. Qui a dit une fois, avec beaucoup de sagesse, que les goûts et les couleurs, ça ne se discutait pas ?

5– Non, ce n’est pas vrai, je ne m’énerve pas ! Je m’interroge juste parfois sur notre société où par exemple les participants à n’importe quelle émission de télé-réalité sont promus d’office aventuriers : ne dénature-t-on pas quelque peu le contenu des mots de notre belle langue à systématiquement abuser du superlatif ? N’y a-t-il pas une espèce de contradiction dans la recherche à tout prix de l’extraordinaire dans un phalanstère qui vise avant tout à la sécurité et au bien-être ? Devenir un héros sans prendre de risque : le pied, non ? L’excitation de skier hors-piste, oui, mais avec une balise sachant que d’autres auront le vrai courage de venir me dégager de l’avalanche que j’ai déclenchée… Je sens que je suis mûr pour une autre caïpirinha, moi !

6– Bon d’accord : et boire une ou deux caïpirinhas. Trois ou quatre ? Tu as compté ? Tu es sûr ?

De St Hélène à Fernando de Noronha

Lundi 27 février 2017, 17h. Nous sommes de nouveau à bord de Kousk Eol, après notre tour sur St Hélène, et le bateau est prêt. Les amarres sont larguées, Heidi et Jérôme nous saluent depuis leur Fleur de Sel : nous les retrouverons peut-être lors d’une autre escale. St Hélène aura été une étape surprenante, hors du temps. Imaginez, de nos jours, un pays réputé civilisé sans cartes de crédit, où « la » banque est ouverte à tout vent, où tout le monde vous dit bonjour – bon d’accord, ce sont des Saints-, où l’on n’entend pas de coup de klaxon, où tout est fermé avant neuf heures et après quinze heures trente (sans parler du dimanche), où les douaniers vous expliquent ce qu’il y a à faire sur l’île1, où l’aéroport moderne et tout nouveau ne peut ouvrir parce que les crânes d’œuf qui l’ont pensé et conçu ont oublié qu’il y avait du vent, etc.

Le départ est un peu laborieux : l’alizé plutôt faiblard se fait aspirer par les thermiques de l’île, et il faut attendre d’être assez loin pour retrouver un air plus régulier et reprendre une route dans la bonne direction. Nous avons tout de même un peu plus de mille sept cents milles devant nous, et une réputation de bateau rapide à consolider !

Napoléon sur son lit de mort.

La première nuit est tranquille : vent un peu mou, mais mer calme. Nous filons à environ six nœuds. Au petit matin, vers le haut-fond Bonaparte Seamount, reste d’un ancien volcan sous-marin et zone très poissonneuse, le pêcheur Swordfish nous appelle pour nous souhaiter bonne route…

Le vent baisse progressivement. Du coup, le spi est mis à la place du génois avant le petit-déjeuner : nous gagnons plus d’un nœud. Mais en fin de matinée, le vent a un peu tourné, et donc il faut empanner.

La journée passera à régler le spi, et à espérer une touche… En début de soirée, les nuages apparaissent, et avec eux, les sautes de vent : par précaution, nous affalons le spi pour mettre le génois à la place pour la nuit. Ah quelle journée ! Qui se terminera sur un rougaille-sardines du chef Payou. Du coup, Bernard et Christian, touchés dans leur orgueil culinaire, préparent déjà la contre-offensive du lendemain : la situation gastronomique à bord de Kousk Eol repousse les limites de jour en jour. Ce n’est pas le liquide vaisselle super-extra-dégraissant-plus-plus-même-sans-frotter qui va améliorer nos tours de taille…

Ca dégraisse, ou pas?

Comme de plus, Christian a fait croire à nos copains de Fleur de Sel que nous avions congélateur et air conditionné à bord, notre réputation est faite. Plus en tant que doseurs d’épices que comme régleurs de voiles…

Un peu de vie se manifeste finalement dans toute cette étendue océanique : en plus des nombreux poissons-volants, deux ou trois bancs de plusieurs dizaines de dauphins viennent s’ébattre autour de Kousk Eol.

Mercredi 1er mars. L’alizé est bien là, mais il a adopté un wythme twopical. Dix à douze nœuds, plein vent arrière : heureusement, la mer plate nous permet de maintenir une moyenne honorable d’environ cent quarante milles en vingt-quatre heures. La température monte graduellement : plus de trente degrés dans la journée… Les fourrures polaires retournent au fond des équipets.

Juste un petit souci : nous allons vers l’ouest. Donc soleil de face l’après-midi : super pour l’équipage qui peu aligner les siestes à l’ombre des voiles en ciseaux dans le cockpit, me direz-vous. Absolument. Mais les panneaux solaires eux aussi font la sieste à l’ombre : et qui c’est qui va les recharger, les batteries ?

Vous croyez qu’il s ‘écrit tout seul, le blog ?

Dans la nuit, le vent monte . Les vagues, jalouses, en font autant : il y en a qui grinchent au petit matin, soit disant que ça aurait un peu secoué… Il est temps de prendre un ris. Ah puis deux, tant qu’on y est : l’alizé tourne autour de vingt à vingt-cinq nœuds. Le ciel, un temps couvert, se remet au beau. L’équipage, en l’occurrence Christian et Payou, semblant motivé, le skipper en profite sournoisement pour un empannage qui devrait nous remettre un peu mieux sur la route.

L’activité de team building suivante consiste à réparer le tangon : Nanard les Gros Biscotaux a arraché l’anneau de fixation de la balancine, en Dynema2 s’il vous plaît, en bordant le bras de spi, juste avant de s’exclamer « Ah crotte de zut de fichtre de sapristi de saperlipopette et j’en passe3, n’aurai-je pas, étourdi que je suis, sottement oublié de donner du mou dans la balancine ? Je me demandai bien pourquoi la manivelle de winch était si dure… ». Heureusement, l’opération « Récupération du spi et du tangon » se passe, elle, sans casse.

Ah, au fait : en fin de journée, qui c’est qui nous sort deux petites dorades, une sur chaque ligne ? Je vous le donne en mille… Le sashimi et les filets sont vite prêts et évitent au cuistot du jour de se creuser trop les méninges pour le menu.

Mmmmmmmmmmmmm!

Vendredi 3 mars. Douze heures : un voilier par notre travers tribord ! Nous avons rattrapé Iò, qui avance à six nœuds, les deux voiles d’avant tangonnées, sans grand-voile. Échange à la VHF : tout va bien des deux côtés. Eux non plus n’ont pas trop de succès avec la pêche… Nous continuons à bien avancer, de nouveau vent arrière et voiles en ciseaux. Plus de cent soixante-dix milles ces dernières vingt-quatre heures : la moyenne ne baisse pas. Christian et Bernard ne se sentent plus : ce soir, au moment de l’apéro, ils ont vu tous les deux le rayon verre4. Qu’ils n’avaient jamais vu jusqu’à présent : je vous disais bien que le citron avait trouvé une autre utilisation…

Le lendemain, comme nous avons passé les quinze degrés de longitude ouest, nous gagnons une heure : UTC-1. Du coup, le dernier quart devrait voir le soleil un peu plus tôt. Sinon, la brise pousse toujours et Kousk Eol taille sa route entre six et sept nœuds, vent arrière.

« Qu’est-ce qu’on mange, à midi ? » : exclamation légèrement angoissée d’une partie de l’équipage à l’approche du milieu de journée. Christian : « Je m’en occupe ! Faut juste que je trouve l’inspiration, sous mes fesses… ». Les dialogues sur Kousk Eol peuvent facilement paraître surréalistes pour quelqu’un qui écouterait de l’extérieur, hors contexte : c’est juste que Christian a besoin de voir les réserves, dans le coffre sur lequel son fondement se trouve présentement posé, pour trouver une idée culinaire.

Dimanche 5 mars, 0h. Nuit étoilée magnifique. La Grande Ourse, à l’envers, se pavane vers le nord, comme par défi pour la Croix du Sud, dans la Voie Lactée. Nous sommes toujours vent arrière, voiles en ciseaux, dans une petite brise d’une quinzaine de nœuds, sous pilote, et on est de quart. Bref, tout va bien.

Soudain, sans prévenir, Kousk Eol se met à lofer comme un fou ! Bah, c’est le pilote qui a lâché, on va reprendre tout ça : on reprend la barre en vitesse, on se remet sur la route et on rappuie sur le bouton « Auto » du pilote. On commence à se dire qu’il y a quelque chose qui cloche quand le pilote ne contrôle plus rien du tout et que le bateau veut repartir au lof aussi sec… On décide donc de demander poliment mais fermement au reste de l’équipage de quitter ses douillettes couchettes : « Holà, debout là-dedans ! Et magnez-vous ! Plus vite ! ». Bernard prend la barre et on va jeter un coup d’œil au pilote, par la trappe au fond de la couchette arrière bâbord, celle de Christian. On a soudain comme un petit coup de blues : l’axe-pivot qui fait la jonction entre le vérin et le secteur de barre a cassé, net… Un boulon inox de douze millimètres…

On vous la fait courte. Le bateau est vite mis à la cape pour le stabiliser et surtout pouvoir orienter la barre (et son secteur) de façon à atteindre le pivot. On arrive à se faufiler au travers de la très étroite trappe et à dévisser le morceau de pivot restant dans le secteur avec une pince-étau, huitième de tour par huitième de tour, au bout d’une heure et un peu de sueur. Reste à le remplacer maintenant. En fouillant dans la boite à vis/boulons, surprise : un axe de rechange ! On ne se souvenait plus du tout en avoir un. Le blues vire à la biguine. Une heure après, le nouveau pivot est en place, et le pilote fonctionne à nouveau. On est plutôt content : l’équipage se voyait déjà à barrer vingt-quatre heures sur vingt-quatre… Les quarts reprennent, et on va se coucher, un peu courbatu.

L’origine de la casse pourrait être une usure de la rotule de couplage entre le vérin et l’axe sur le secteur, créant un jeu et donc des à-coups à chaque impulsion du vérin. La prochaine intervention sera de changer ladite rotule, mais il faut d’abord s’en procurer une…

La sérénité revenue à bord fait passer un peu la pilule du retard pris sur l’horaire : nous prévoyions d’arriver dans la journée de vendredi dix à Fernando de Noronha, mais une nouvelle estime nous donne maintenant samedi. Pas trop grave, direz-vous. Sauf si les autorités ne travaillent pas le week-end, auquel cas nous risquons d’être mis en quarantaine sur Kousk Eol au mouillage jusqu’au lundi… On verra.

Par-dessus le tout, le vent a bien baissé : c’est un alizé quasi souffreteux d’une douzaine de nœuds qui nous pousse dans le dos. Mais la mer s’est un peu calmée et le canot glisse à plus de cinq nœuds. C’est qu’on a encore plus de sept cent cinquante milles à faire avant l’îlot brésilien…

Cette nuit, le ciel est à nouveau bien dégagé. La lune a terminé sa pause syndicale, et même à moitié éclairée elle illumine la bougresse, éteignant les astres qui manquent de punch. Ah tiens, au fait, c’est quand l’heure du ti punch ? Je m’égare : le spectacle ne fait que changer. Au lieu de lever la tête vers la Voie Lactée, nous admirons les reflets séléno-coruscants autant qu’argentés sur l’océan tout autour de nous, nous préparant pour l’apothéose dans quelques jours, dès que notre satellite préféré daignera exposer aux ignorants navigateurs que son albédo, ce n’est pas de la tarte, lorsque la luisance du soleil allume toute sa face visible. Vous pouvez reprendre votre souffle. Avec un peu d’accoutumance, on arriverait presque à se croire en plein jour5.

Cette nuit aussi, nous avons hébergé un passager clandestin : un petit noddi6 brun, apparemment très fatigué, est venu se poser sur l’arceau au-dessus de la barre après plusieurs essais d’appontage. Complètement indifférent aux changements de quart, il n’a repris son vol qu’au lever du soleil, sans oublier de laisser sa petite signature blanchâtre sur le teck.

Noddi brun prêt pour la nuit.

Mardi 7 mars. Cette fois, c’est sûr, on va arriver samedi : il reste un peu plus de six cent milles, et avec le vent qu’on a, on ne peut espérer une moyenne bien supérieure à six nœuds… Un des nombreux charmes de la voile…

Durant la nuit, ce sont deux noddis qui sont venus se reposer à bord : le bec à ouïe chez ces oiseaux doit bien fonctionner.

La température monte progressivement, et avec un vent relatif faible, donc peu d’aération, le carré se transforme petit à petit en étuve. Pour l’instant, pas de pluie, sinon quelques gouttes, de nuit : juste pour obliger à rentrer les coussins du cockpit.

Dzzzzzziiiiiiiiiii… Le frein du moulinet siffle : c’est du lourd ! Payou et Christian voient un machin noir avec une espèce d’épée sur le devant sauter hors de l’eau en se débattant. Et replonger, fil coupé net… « Oh la vache, j’avais pourtant monté mon leurre sur du quatre-vingt-quinze centièmes ! » : appréhendez-vous vraiment toute la mesure de la situation, lectrice, lecteur ? L’espadon l’a très certainement échappé belle, mais cette fois encore les sashimis restent au rayon « promesses ». À la décharge des experts du rapala, Kousk Eol s’est remis à dépasser les sept nœuds, et vent arrière, ce n’est pas facile de ralentir le bateau instantanément.

Entendu dans le cockpit, avec un ton désabusé : « Quand le moulinet sonne, c’est toujours le poisson qui décroche… ».

Jeudi 9 mars. De nouveau, cette nuit, le portique de Kousk Eol est pris d’assaut par les noddis et un fou pour un repos réparateur. Mais il n’y a pas trop d’entente dans le groupe : à intervalles réguliers, les bruits d’aile et les caquètements brisent la monotonie des quarts. Et évidemment, le matin, il faut nettoyer des traces de passage soigneusement réparties sur le taud et le pont. « Y a une brosse avec un manche sur ce bateau ? ». « Il y a une brosse. Des manches, j’en ai tout autour de moi… ». Là, d’un seul coup d’un seul, je viens de tomber très bas dans le classement des skippers les plus sympas. Ça va être dur de remonter la pente !

Équipage se battant pour prendre la barre.

Fernando de Norona est à deux cent soixante milles : le samedi matin semble se confirmer comme ETA7. Et cette nuit, nous devrions couper la route de descente vers le Brésil d’il y a presque quatre ans…

Pour l’occasion, je promets pour le repas du soir des cuisses de canard confites avec petites patates sautées dans la graisse du volatil. Et pour l’apéro, des grillés jambon fumé-cheddar vieilli (recette Kousk Eol exclusive). Pas mal, non ? Presque… La canne du Payou, qui n’en rate pas une pour faire foirer les plans (le Payou, pas la canne. Quoique…), saute de son support brutalement à dix-neuf heures exactement, avec un sifflement de moulinet concomitant. Là, on se dit qu’on doit tous s’y mettre : « C’est un espadon : je l’ai vu ! » « Moi je dirais plutôt un marlin. » « T’es sûr ? » « Ouais, je te dis ! ». Le génois est roulé pour tenter de ralentir la barque : rappelez-vous, nous sommes vent arrière, voiles en ciseau. Bref, après que le Payou en ait bien chié bavé au moulinet, Bernard crochète enfin une très belle dorade coryphène d’un bon mètre cinquante et quinze kilos au bas mot.

Le confit de canard est vite oublié : le menu de ce soir, devinez, sera sashimis suivis de steaks de dorade, accompagnés de leurs petites pommes vapeurs (qui échappent ainsi à la friture.). La canne et la cane sont remisées, mais la boite de confit ne perd rien pour attendre. Le moteur est démarré pour faire tourner le frigo : on va manger du poisson les trois prochains jours… Le Payou serait-il enfin entrain de justifier sa place à bord ?

Vendredi 10 mars. 0h22m34 s, 5°13,80S – 29°56,39 W : Kousk Eol franchit la route de descente vers le Brésil ! Nous étions passé ici le dix-huit septembre deux mille treize à sept heures et vingt-deux secondes UTC… Trois ans et demi déjà. Pensée émue pour le DD…

Cette nuit, les nuages à grain étaient plus actifs : le bateau arrivait à monter à plus de neuf nœuds dans les surventes, et nous prenons nos premières gouttes. Mais toujours pas assez pour une vraie douche ! Fernando de Noronha n’est plus qu’à cent dix milles : nous devrions arriver en deuxième partie de nuit. Pour ne pas changer, nos copains noddis étaient à poste, se disputant les meilleures places près des panneaux, et repartant dès le soleil levé.

De gros grains passent durant la journée, mais ont la délicatesse de nous éviter : nous n’aurons droit qu’à quelques gouttes d ‘eau, pas encore assez pour une douche.

Samedi 11 mars. 2h30 : nous apercevons Fernando de Noronha au loin sous le clair de lune ! Nous contournons l’île par le nord-est, en prenant assez large. De l’autre côté de la pointe se trouve le mouillage dans la Baia de San Antonio, le seul autorisé sur l’île. Nous pensions être seuls, ou presque : en fait, quelques dizaines de bateaux à moteur en tout genre sont sur leur bouée ou sur ancre, dans une joyeuse anarchie. Nous arrivons à nous faufiler, en évitant les bouts qui traînent au ras de l’eau, et mouillons notre ancre à trois heures trente, dans une vingtaine de mètres.

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1– Comme Hélène à Wallis : c’est sans doute le prénom qui veut ça…

2– Vous vous rappelez ? Le Dynema, c’est cette fibre textile réputée plus solide que l’acier, et incassable.

3– Je rappelle à ceux qui n’auraient pas bien suivi depuis le début que Kousk Eol et son équipage se veulent de bonne tenue, en particulier verbale, ne serait-ce que par respect pour les oreilles et les yeux un peu moins dévergondés que la moyenne.

4– On me glisse dans l’oreille : « Rayon vert, pas verre ! ». Moi je veux bien, mais ça ne veut rien dire, non ? Parce que rayon verre, ils s’y connaissent.

5– C’est fou ce qu’on peut écrire comme conneries quand l’esprit a tout son temps pour divaguer.

6– Non, sa femelle n’est pas une noddi quattro : ce jeu de mot extrêmement bourbeux a déjà été commis dans de précédentes pages, au grand dam de l’auteur-éditeur dont vous n’êtes plus sans ignorer le profond mépris pour la facilité vulgaire, risquant de nuire à tout jamais à la haute tenue intellectuelle de ce blog et de faire ainsi fuir ses lectrices (ainsi que quelques rares lecteurs) ayant pu bénéficier d’un minimum d’exposition à certaines formes de culture.

7Expected Time of Arrival : acronyme consacré utilisé par toutes les autorités maritimes autour du monde à qui vous devez indiquer votre plan de route.