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De St Hélène à Fernando de Noronha

Lundi 27 février 2017, 17h. Nous sommes de nouveau à bord de Kousk Eol, après notre tour sur St Hélène, et le bateau est prêt. Les amarres sont larguées, Heidi et Jérôme nous saluent depuis leur Fleur de Sel : nous les retrouverons peut-être lors d’une autre escale. St Hélène aura été une étape surprenante, hors du temps. Imaginez, de nos jours, un pays réputé civilisé sans cartes de crédit, où « la » banque est ouverte à tout vent, où tout le monde vous dit bonjour – bon d’accord, ce sont des Saints-, où l’on n’entend pas de coup de klaxon, où tout est fermé avant neuf heures et après quinze heures trente (sans parler du dimanche), où les douaniers vous expliquent ce qu’il y a à faire sur l’île1, où l’aéroport moderne et tout nouveau ne peut ouvrir parce que les crânes d’œuf qui l’ont pensé et conçu ont oublié qu’il y avait du vent, etc.

Le départ est un peu laborieux : l’alizé plutôt faiblard se fait aspirer par les thermiques de l’île, et il faut attendre d’être assez loin pour retrouver un air plus régulier et reprendre une route dans la bonne direction. Nous avons tout de même un peu plus de mille sept cents milles devant nous, et une réputation de bateau rapide à consolider !

Napoléon sur son lit de mort.

La première nuit est tranquille : vent un peu mou, mais mer calme. Nous filons à environ six nœuds. Au petit matin, vers le haut-fond Bonaparte Seamount, reste d’un ancien volcan sous-marin et zone très poissonneuse, le pêcheur Swordfish nous appelle pour nous souhaiter bonne route…

Le vent baisse progressivement. Du coup, le spi est mis à la place du génois avant le petit-déjeuner : nous gagnons plus d’un nœud. Mais en fin de matinée, le vent a un peu tourné, et donc il faut empanner.

La journée passera à régler le spi, et à espérer une touche… En début de soirée, les nuages apparaissent, et avec eux, les sautes de vent : par précaution, nous affalons le spi pour mettre le génois à la place pour la nuit. Ah quelle journée ! Qui se terminera sur un rougaille-sardines du chef Payou. Du coup, Bernard et Christian, touchés dans leur orgueil culinaire, préparent déjà la contre-offensive du lendemain : la situation gastronomique à bord de Kousk Eol repousse les limites de jour en jour. Ce n’est pas le liquide vaisselle super-extra-dégraissant-plus-plus-même-sans-frotter qui va améliorer nos tours de taille…

Ca dégraisse, ou pas?

Comme de plus, Christian a fait croire à nos copains de Fleur de Sel que nous avions congélateur et air conditionné à bord, notre réputation est faite. Plus en tant que doseurs d’épices que comme régleurs de voiles…

Un peu de vie se manifeste finalement dans toute cette étendue océanique : en plus des nombreux poissons-volants, deux ou trois bancs de plusieurs dizaines de dauphins viennent s’ébattre autour de Kousk Eol.

Mercredi 1er mars. L’alizé est bien là, mais il a adopté un wythme twopical. Dix à douze nœuds, plein vent arrière : heureusement, la mer plate nous permet de maintenir une moyenne honorable d’environ cent quarante milles en vingt-quatre heures. La température monte graduellement : plus de trente degrés dans la journée… Les fourrures polaires retournent au fond des équipets.

Juste un petit souci : nous allons vers l’ouest. Donc soleil de face l’après-midi : super pour l’équipage qui peu aligner les siestes à l’ombre des voiles en ciseaux dans le cockpit, me direz-vous. Absolument. Mais les panneaux solaires eux aussi font la sieste à l’ombre : et qui c’est qui va les recharger, les batteries ?

Vous croyez qu’il s ‘écrit tout seul, le blog ?

Dans la nuit, le vent monte . Les vagues, jalouses, en font autant : il y en a qui grinchent au petit matin, soit disant que ça aurait un peu secoué… Il est temps de prendre un ris. Ah puis deux, tant qu’on y est : l’alizé tourne autour de vingt à vingt-cinq nœuds. Le ciel, un temps couvert, se remet au beau. L’équipage, en l’occurrence Christian et Payou, semblant motivé, le skipper en profite sournoisement pour un empannage qui devrait nous remettre un peu mieux sur la route.

L’activité de team building suivante consiste à réparer le tangon : Nanard les Gros Biscotaux a arraché l’anneau de fixation de la balancine, en Dynema2 s’il vous plaît, en bordant le bras de spi, juste avant de s’exclamer « Ah crotte de zut de fichtre de sapristi de saperlipopette et j’en passe3, n’aurai-je pas, étourdi que je suis, sottement oublié de donner du mou dans la balancine ? Je me demandai bien pourquoi la manivelle de winch était si dure… ». Heureusement, l’opération « Récupération du spi et du tangon » se passe, elle, sans casse.

Ah, au fait : en fin de journée, qui c’est qui nous sort deux petites dorades, une sur chaque ligne ? Je vous le donne en mille… Le sashimi et les filets sont vite prêts et évitent au cuistot du jour de se creuser trop les méninges pour le menu.

Mmmmmmmmmmmmm!

Vendredi 3 mars. Douze heures : un voilier par notre travers tribord ! Nous avons rattrapé Iò, qui avance à six nœuds, les deux voiles d’avant tangonnées, sans grand-voile. Échange à la VHF : tout va bien des deux côtés. Eux non plus n’ont pas trop de succès avec la pêche… Nous continuons à bien avancer, de nouveau vent arrière et voiles en ciseaux. Plus de cent soixante-dix milles ces dernières vingt-quatre heures : la moyenne ne baisse pas. Christian et Bernard ne se sentent plus : ce soir, au moment de l’apéro, ils ont vu tous les deux le rayon verre4. Qu’ils n’avaient jamais vu jusqu’à présent : je vous disais bien que le citron avait trouvé une autre utilisation…

Le lendemain, comme nous avons passé les quinze degrés de longitude ouest, nous gagnons une heure : UTC-1. Du coup, le dernier quart devrait voir le soleil un peu plus tôt. Sinon, la brise pousse toujours et Kousk Eol taille sa route entre six et sept nœuds, vent arrière.

« Qu’est-ce qu’on mange, à midi ? » : exclamation légèrement angoissée d’une partie de l’équipage à l’approche du milieu de journée. Christian : « Je m’en occupe ! Faut juste que je trouve l’inspiration, sous mes fesses… ». Les dialogues sur Kousk Eol peuvent facilement paraître surréalistes pour quelqu’un qui écouterait de l’extérieur, hors contexte : c’est juste que Christian a besoin de voir les réserves, dans le coffre sur lequel son fondement se trouve présentement posé, pour trouver une idée culinaire.

Dimanche 5 mars, 0h. Nuit étoilée magnifique. La Grande Ourse, à l’envers, se pavane vers le nord, comme par défi pour la Croix du Sud, dans la Voie Lactée. Nous sommes toujours vent arrière, voiles en ciseaux, dans une petite brise d’une quinzaine de nœuds, sous pilote, et on est de quart. Bref, tout va bien.

Soudain, sans prévenir, Kousk Eol se met à lofer comme un fou ! Bah, c’est le pilote qui a lâché, on va reprendre tout ça : on reprend la barre en vitesse, on se remet sur la route et on rappuie sur le bouton « Auto » du pilote. On commence à se dire qu’il y a quelque chose qui cloche quand le pilote ne contrôle plus rien du tout et que le bateau veut repartir au lof aussi sec… On décide donc de demander poliment mais fermement au reste de l’équipage de quitter ses douillettes couchettes : « Holà, debout là-dedans ! Et magnez-vous ! Plus vite ! ». Bernard prend la barre et on va jeter un coup d’œil au pilote, par la trappe au fond de la couchette arrière bâbord, celle de Christian. On a soudain comme un petit coup de blues : l’axe-pivot qui fait la jonction entre le vérin et le secteur de barre a cassé, net… Un boulon inox de douze millimètres…

On vous la fait courte. Le bateau est vite mis à la cape pour le stabiliser et surtout pouvoir orienter la barre (et son secteur) de façon à atteindre le pivot. On arrive à se faufiler au travers de la très étroite trappe et à dévisser le morceau de pivot restant dans le secteur avec une pince-étau, huitième de tour par huitième de tour, au bout d’une heure et un peu de sueur. Reste à le remplacer maintenant. En fouillant dans la boite à vis/boulons, surprise : un axe de rechange ! On ne se souvenait plus du tout en avoir un. Le blues vire à la biguine. Une heure après, le nouveau pivot est en place, et le pilote fonctionne à nouveau. On est plutôt content : l’équipage se voyait déjà à barrer vingt-quatre heures sur vingt-quatre… Les quarts reprennent, et on va se coucher, un peu courbatu.

L’origine de la casse pourrait être une usure de la rotule de couplage entre le vérin et l’axe sur le secteur, créant un jeu et donc des à-coups à chaque impulsion du vérin. La prochaine intervention sera de changer ladite rotule, mais il faut d’abord s’en procurer une…

La sérénité revenue à bord fait passer un peu la pilule du retard pris sur l’horaire : nous prévoyions d’arriver dans la journée de vendredi dix à Fernando de Noronha, mais une nouvelle estime nous donne maintenant samedi. Pas trop grave, direz-vous. Sauf si les autorités ne travaillent pas le week-end, auquel cas nous risquons d’être mis en quarantaine sur Kousk Eol au mouillage jusqu’au lundi… On verra.

Par-dessus le tout, le vent a bien baissé : c’est un alizé quasi souffreteux d’une douzaine de nœuds qui nous pousse dans le dos. Mais la mer s’est un peu calmée et le canot glisse à plus de cinq nœuds. C’est qu’on a encore plus de sept cent cinquante milles à faire avant l’îlot brésilien…

Cette nuit, le ciel est à nouveau bien dégagé. La lune a terminé sa pause syndicale, et même à moitié éclairée elle illumine la bougresse, éteignant les astres qui manquent de punch. Ah tiens, au fait, c’est quand l’heure du ti punch ? Je m’égare : le spectacle ne fait que changer. Au lieu de lever la tête vers la Voie Lactée, nous admirons les reflets séléno-coruscants autant qu’argentés sur l’océan tout autour de nous, nous préparant pour l’apothéose dans quelques jours, dès que notre satellite préféré daignera exposer aux ignorants navigateurs que son albédo, ce n’est pas de la tarte, lorsque la luisance du soleil allume toute sa face visible. Vous pouvez reprendre votre souffle. Avec un peu d’accoutumance, on arriverait presque à se croire en plein jour5.

Cette nuit aussi, nous avons hébergé un passager clandestin : un petit noddi6 brun, apparemment très fatigué, est venu se poser sur l’arceau au-dessus de la barre après plusieurs essais d’appontage. Complètement indifférent aux changements de quart, il n’a repris son vol qu’au lever du soleil, sans oublier de laisser sa petite signature blanchâtre sur le teck.

Noddi brun prêt pour la nuit.

Mardi 7 mars. Cette fois, c’est sûr, on va arriver samedi : il reste un peu plus de six cent milles, et avec le vent qu’on a, on ne peut espérer une moyenne bien supérieure à six nœuds… Un des nombreux charmes de la voile…

Durant la nuit, ce sont deux noddis qui sont venus se reposer à bord : le bec à ouïe chez ces oiseaux doit bien fonctionner.

La température monte progressivement, et avec un vent relatif faible, donc peu d’aération, le carré se transforme petit à petit en étuve. Pour l’instant, pas de pluie, sinon quelques gouttes, de nuit : juste pour obliger à rentrer les coussins du cockpit.

Dzzzzzziiiiiiiiiii… Le frein du moulinet siffle : c’est du lourd ! Payou et Christian voient un machin noir avec une espèce d’épée sur le devant sauter hors de l’eau en se débattant. Et replonger, fil coupé net… « Oh la vache, j’avais pourtant monté mon leurre sur du quatre-vingt-quinze centièmes ! » : appréhendez-vous vraiment toute la mesure de la situation, lectrice, lecteur ? L’espadon l’a très certainement échappé belle, mais cette fois encore les sashimis restent au rayon « promesses ». À la décharge des experts du rapala, Kousk Eol s’est remis à dépasser les sept nœuds, et vent arrière, ce n’est pas facile de ralentir le bateau instantanément.

Entendu dans le cockpit, avec un ton désabusé : « Quand le moulinet sonne, c’est toujours le poisson qui décroche… ».

Jeudi 9 mars. De nouveau, cette nuit, le portique de Kousk Eol est pris d’assaut par les noddis et un fou pour un repos réparateur. Mais il n’y a pas trop d’entente dans le groupe : à intervalles réguliers, les bruits d’aile et les caquètements brisent la monotonie des quarts. Et évidemment, le matin, il faut nettoyer des traces de passage soigneusement réparties sur le taud et le pont. « Y a une brosse avec un manche sur ce bateau ? ». « Il y a une brosse. Des manches, j’en ai tout autour de moi… ». Là, d’un seul coup d’un seul, je viens de tomber très bas dans le classement des skippers les plus sympas. Ça va être dur de remonter la pente !

Équipage se battant pour prendre la barre.

Fernando de Norona est à deux cent soixante milles : le samedi matin semble se confirmer comme ETA7. Et cette nuit, nous devrions couper la route de descente vers le Brésil d’il y a presque quatre ans…

Pour l’occasion, je promets pour le repas du soir des cuisses de canard confites avec petites patates sautées dans la graisse du volatil. Et pour l’apéro, des grillés jambon fumé-cheddar vieilli (recette Kousk Eol exclusive). Pas mal, non ? Presque… La canne du Payou, qui n’en rate pas une pour faire foirer les plans (le Payou, pas la canne. Quoique…), saute de son support brutalement à dix-neuf heures exactement, avec un sifflement de moulinet concomitant. Là, on se dit qu’on doit tous s’y mettre : « C’est un espadon : je l’ai vu ! » « Moi je dirais plutôt un marlin. » « T’es sûr ? » « Ouais, je te dis ! ». Le génois est roulé pour tenter de ralentir la barque : rappelez-vous, nous sommes vent arrière, voiles en ciseau. Bref, après que le Payou en ait bien chié bavé au moulinet, Bernard crochète enfin une très belle dorade coryphène d’un bon mètre cinquante et quinze kilos au bas mot.

Le confit de canard est vite oublié : le menu de ce soir, devinez, sera sashimis suivis de steaks de dorade, accompagnés de leurs petites pommes vapeurs (qui échappent ainsi à la friture.). La canne et la cane sont remisées, mais la boite de confit ne perd rien pour attendre. Le moteur est démarré pour faire tourner le frigo : on va manger du poisson les trois prochains jours… Le Payou serait-il enfin entrain de justifier sa place à bord ?

Vendredi 10 mars. 0h22m34 s, 5°13,80S – 29°56,39 W : Kousk Eol franchit la route de descente vers le Brésil ! Nous étions passé ici le dix-huit septembre deux mille treize à sept heures et vingt-deux secondes UTC… Trois ans et demi déjà. Pensée émue pour le DD…

Cette nuit, les nuages à grain étaient plus actifs : le bateau arrivait à monter à plus de neuf nœuds dans les surventes, et nous prenons nos premières gouttes. Mais toujours pas assez pour une vraie douche ! Fernando de Noronha n’est plus qu’à cent dix milles : nous devrions arriver en deuxième partie de nuit. Pour ne pas changer, nos copains noddis étaient à poste, se disputant les meilleures places près des panneaux, et repartant dès le soleil levé.

De gros grains passent durant la journée, mais ont la délicatesse de nous éviter : nous n’aurons droit qu’à quelques gouttes d ‘eau, pas encore assez pour une douche.

Samedi 11 mars. 2h30 : nous apercevons Fernando de Noronha au loin sous le clair de lune ! Nous contournons l’île par le nord-est, en prenant assez large. De l’autre côté de la pointe se trouve le mouillage dans la Baia de San Antonio, le seul autorisé sur l’île. Nous pensions être seuls, ou presque : en fait, quelques dizaines de bateaux à moteur en tout genre sont sur leur bouée ou sur ancre, dans une joyeuse anarchie. Nous arrivons à nous faufiler, en évitant les bouts qui traînent au ras de l’eau, et mouillons notre ancre à trois heures trente, dans une vingtaine de mètres.

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1– Comme Hélène à Wallis : c’est sans doute le prénom qui veut ça…

2– Vous vous rappelez ? Le Dynema, c’est cette fibre textile réputée plus solide que l’acier, et incassable.

3– Je rappelle à ceux qui n’auraient pas bien suivi depuis le début que Kousk Eol et son équipage se veulent de bonne tenue, en particulier verbale, ne serait-ce que par respect pour les oreilles et les yeux un peu moins dévergondés que la moyenne.

4– On me glisse dans l’oreille : « Rayon vert, pas verre ! ». Moi je veux bien, mais ça ne veut rien dire, non ? Parce que rayon verre, ils s’y connaissent.

5– C’est fou ce qu’on peut écrire comme conneries quand l’esprit a tout son temps pour divaguer.

6– Non, sa femelle n’est pas une noddi quattro : ce jeu de mot extrêmement bourbeux a déjà été commis dans de précédentes pages, au grand dam de l’auteur-éditeur dont vous n’êtes plus sans ignorer le profond mépris pour la facilité vulgaire, risquant de nuire à tout jamais à la haute tenue intellectuelle de ce blog et de faire ainsi fuir ses lectrices (ainsi que quelques rares lecteurs) ayant pu bénéficier d’un minimum d’exposition à certaines formes de culture.

7Expected Time of Arrival : acronyme consacré utilisé par toutes les autorités maritimes autour du monde à qui vous devez indiquer votre plan de route.

L’île mythique, le Graal du circumnavigateur

Soudain elle apparaît, droit devant notre étrave, à une quinzaine de milles, dans la brume résiduelle du potron-minet. Le moment est magique : cela fait si longtemps que nous en parlions ! Et voici qu’elle n’est qu’à quelques encablures de Kousk Eol. La mer semble se calmer, comme si elle était elle aussi sous le charme de la situation.

Imaginez une île, que dis-je : un îlot, à peine plus qu’un caillou, en plein océan, couvert d’une verdure hésitant entre l’émeraude et le lapis-lazuli, dont l’atoll minuscule offre un abri féerique, lui aussi jonglant entre toutes les teintes du vert lumineux au bleu intense, avec sa passe étroite, mais profonde. Même en zoomant au maximum sur nos cartes électroniques, nous n’étions pas arrivés à visualiser ce qui avait commencé comme un cône volcanique il y a de nombreuses années. De vagues rumeurs de ponton en indiquaient les coordonnées, assez imprécises : quelques navigateurs en avaient entendu parler, mais aucun de ceux que nous avons rencontrés n’y était allé. Nous ne nous faisions que peu d’illusion sur le fait de trouver ce bout de terre quasiment inconnu, quelque part dans l’infini de l’océan. Mais il faut tout de même l’avouer : c’était l’objectif premier de notre périple, même si nous ne pensions pas avoir beaucoup de chance de réussir. Le tour du monde et le Cap Horn n’étaient que des alibis, des objectifs secondaires.

Le soleil étant maintenant bien haut sur l’horizon, nous nous engageons dans la passe : l’eau est cristalline, comme nous en avions rêvé, et les fonds sableux sans danger. L’ancre va bien tenir. Kousk Eol semble se pavaner au milieu du lagon, véritable écrin pour notre joli voilier. Nous ne gonflons même pas l’annexe : le lagon est si petit que nager vers la minuscule plage étincelante au milieu de poissons multicolores peu farouches ne nous prend que quelques minutes. Le sable est d’une finesse étonnante. La végétation, à quelques mètres, exubérante. Aucun signe de vie, à part les nombreux oiseaux, les tortues venues pondre et quelques iguanes curieux qui nous observent. Nous n’arrivons toujours pas à réaliser : tout ceci semble irréel. Le paradis doit paraître bien terne à côté d’un pareil éden. Un tel concentré de splendeur et d’harmonie sera difficile à raconter : nous risquons à coup sûr d’être accusés d’exagération affabulatrice.

Nous jouerions bien les Robinson, mais il n’y a pas un seul Vendredi à l’horizon… Imaginez un endroit où personne n’a entendu parler de Trump, où les Anglais n’ont jamais été européens, où on ne sait pas ce qu’est le football, et où l’un des rares mots commençant par « sarko », sarcome1, est déplacé sous ces cieux (comme ailleurs).

Subjugués et un peu assommés par tant de perfection, nous nous allongeons sur la plage, à l’ombre de majestueux cocotiers au pied desquels des crabes rouges s’appliquent à creuser leur terrier. En pleine somnolence béate, je sens qu’on me secoue l’épaule : « Oh Claude, réveille-toi, ton quart est fini ! Ça va ? Tu ne m’avais pas l’air très concentré sur le cap cette nuit ! ».

Merde : un rêve… Mais quel rêve ! Ah si tous les rêves pouvaient être comme celui-ci, plus besoin de réalité !

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1– Il y a aussi « sarcophage », qui paraît approprié pour remballer celui qui voulait être pharaon à la place du pharaon.

Des mécréants au paradis : sur la piste de Joshua Slocum.

À St Hélène, il n’y a que des Saints : c’est ainsi que se nomment eux-mêmes les habitants de l’île. Je vous pose donc la question : où trouve-t-on le plus de Saints ? Justement : en conséquence, St Hélène est synonyme de paradis. CQFD. Continuons.

St Hélène est aussi connue pour avoir été sélectionnée par les Anglais comme destination exotique pour la première offre de vacances longue durée et « all inclusive » pour clients de marque. En l’occurrence, notre little big man à nous. En vrais précurseurs, ils devançaient ainsi le Club Med de largement plus d’un siècle.

Ajoutez à cela que comme par hasard, St Hélène est idéalement située sur le trajet du Cap aux Antilles, au premier tiers de cette traversée.

Vous conviendrez facilement qu’il nous était impossible, dans ces conditions, de sauter cette étape, où passer deux ou trois nuits à peu près au calme, et refaire le plein d’eau…

Kousk Eol au mouillage…
Capitainerie et douanes.

St Hélène est une île volcanique d’environ quinze kilomètres sur huit, qui culmine à un peu plus de huit cents mètres, dont la capitale est Jamestown, au nord, où se trouve aussi le seul mouillage. L’île est en effet entourée de falaises inabordables. C’est une dépendance britannique où y vivent quatre mille cinq cents habitants, qui bat sa propre monnaie : la livre de St Hélène. Les quelques voitures y roulent donc à gauche : il y en a tellement qu’une immatriculation à quatre chiffres est suffisante…

PAs trop compliqué pour les contredanses…

Le bel aéroport tout neuf mais mal orienté1 devrait aider à sauvegarder le statut de paradis de l’île, la préservant d’invasions massives, clientes des concurrents modernes des premiers organisateurs de villégiatures exotiques. En attendant, il alimente bon nombre de discussions et critiques, sur l’incompétence des experts et la gabegie des pouvoirs publics.

Jeamestown est en dehors du temps. L’église anglicane du centre est la plus ancienne de l’hémisphère sud. Plusieurs maisons sont de style colonial, avec leurs colonnades et leurs galeries. Les Saints ne semblent pas rancuniers : une rue de la capitale a été baptisée « Napoleon Street ». Bon d’accord, c’est une rue et pas une avenue. Ceci dit, il n’y a pas beaucoup d’avenues sur l’île…

La plus vieille église anglicane du Sud.
La porte de la ville de Jamestown.
La rue NApoléon.

Bonhomme de neige vu par les petits Saints…

L’hôtel Consulate notamment est très pittoresque : belle façade à colonnades et galeries, avec un intérieur très riche. La salle à manger en particulier, dont une grande partie des boiseries et des meubles provient d’épaves du siècle dernier. La pièce maîtresse du plafond est en fait le grand mât d’un voilier qui a terminé sa carrière ici.

Façade du Consulate Hotel.
Salle à manger du Consulate.

La population est très cosmopolite et métissée. L’île est très dépendante des importations de denrées de toutes sortes, et de ce fait, la vie y est plutôt chère, comme en Polynésie ou en Nouvelle-Calédonie. Le choix dans les deux ou trois « super marchés » est directement lié à la date du dernier passage du cargo approvisionneur qui fait la rotation avec Cape Town et Ascension toutes les deux semaines. Ce bateau, le RMS2 St Helena, est le dernier du genre dans le Commonwealth. Pour les courses, c’est donc un peu problématique, et cher. De plus, la sécheresse des six derniers mois fait qu’il y a très peu de légumes ou fruits locaux.

RMS St Helena.
On décharge du gros!

Même s’il y a une prison dans le centre de Jamestown, la criminalité ici ne semble pas être un gros souci : les prisonniers partent accomplir des tâches civiques vaguement escortés. La banque ne bénéficie d’aucune protection particulière : l’accès à l’arrière des guichets n’est même pas fermé ! Heureux pays !

La prison.

Au syndicat d’initiative, nous réservons un tour de l’île avec visite du Coin des Français et de la distillerie la plus isolée du monde, pas moins : ce sera pour lundi. Car le samedi et le dimanche, tout est fermé… Il ne faut pas oublier que nous sommes ici pratiquement en Grande-Bretagne.

Pour le moment, nous sommes samedi, et cet après-midi, la France joue contre l’Irlande au rugby, tournoi des Six Nations oblige. Les Anglais que nous croisons vont jusqu’à nous encourager… Des Anglais supportant les Français, vous y croyez, vous ? « You have to understand, we hate Irish even more than French, so you will have lots of supporters this afternoon ! ». En se débrouillant bien, on arrivera peut-être à réhabiliter Napoléon avant ce soir3.

Bernard à côté d’une célébrité locale.

Petite anecdote rappelant à ceux qui l’auraient oublié, et qui ne jurent que par croissance à deux chiffres, que notre planète est limitée. Devinez qui mouille à côté de Kousk Eol ? Pentagram, le voilier anglais d’Emma et Andrew, que nous avions rencontré l’an dernier à Christmas. Ils sont à St Hélène quelques mois, pour travailler et remplir les caisses de leur Oyster 41 afin de pour voir continuer leur voyage.

St Hélène est aussi un sanctuaire à requins baleines réputé : nous n’en avons pas vu pour l’instant…

Bon : ça fait peut-être un moment maintenant que vous vous posez la question : « Mais pourquoi Sur les traces de Slocum ? », non ? Eh bien figurez-vous que le grand Joshua Slocum, premier circumnavigateur solitaire, à la fin du dix-neuvième siècle s’il vous plaît, s’est arrêté à St Hélène en 1898.

D’autres célébrités ont aussi fait escale ici, comme Haley venu y observer sa comète.

Dimanche 26 février 2017. Nos voisins toulousains, sur Iò, sont partis ce matin : nous les retrouverons sans doute à Fernando de Noronha. Le RMS St Helena lève l’ancre peu après pour le Cap. Comme tout est fermé aujourd’hui, nous en profitons pour bricoler, ranger et faire une petite lessive. La bande anti-UV du génois attendra un peu : le vent ne permet pas une manipulation sereine… Une inspection de la coque montre que les sangles de mise à l’eau ont un peu frotté l’anti-fouling tout neuf : rien de grave, mais dommage. La plaque de caoutchouc autour du sail-drive, elle, a bien tenu.

Le programme pour cet après-midi est chargé : montée de la Jacob’s Ladder vers le quartier résidentiel, lessive et internet. Pour aller à terre, le plus simple est d’appeler sur le seize de la VHF le ferry boat : service public utilisé par tous les marins du coin pour rejoindre leur bateau, deux livres aller-retour, départ à l’heure ronde, mais finalement très pratique, car le quai est très exposé à la houle.

Le ferry boat.

La Jacob’s Ladder, en fait un très raide escalier, monte sur un peu moins de deux cents mètres vers Ladder Hill où une grande partie des îliens habitent. Nous compterons six cent cinquante-neuf marches, mais un panneau au sommet en indique six cent quatre-vingt-dix-neuf. Un Saint nous explique qu’en fait, l’escalier a été refait et qu’il comporte effectivement un peu moins de marches. Bon, ça fait malgré tout plus de mille trois cents marches aller-retour. Excellent pour les articulations des genoux ! On va peut-être revoir le concept de paradis…

Et on y va!
Avant la montée…
Un peu plus tard…

Au sommet, magnifique vue sur Jamestown et sa petite baie. Nous apercevons même sous la surface l’épave du SS Papanui, qui s’est échoué chaudière en flamme il y a plus de cent ans.

Jamestown côté port.
Et côté terre.
Vous la devinez, l’épave du Papanui?
Kousk Eol et Pentagram au mouillage.

Redescente vers la ville pour essayer de se connecter au reste du monde. On ne vient certainement pas à St Hélène pour la qualité de son internet : la minute coûte une fortune et le débit est le plus lent que nous ayons pratiqué jusqu’à présent. Le meilleur endroit est paraît-il le Ann’s Place, un restaurant qui semble être le lieu de rendez-vous des navigateurs qui font escale ici. Il y a bien un yacht club, mais ce dernier n’est là que pour respecter la tradition : le bâtiment est décrépit et vide, manque de membres pratiquants… Il ne prend vie que lors d’étapes de courses au large passant dans le coin. En attendant, nous réussissons péniblement à récupérer un premier jeu de GRIBs pour nous rassurer sur la météo des prochains jours. Les essais avec Skype n’arrivent qu’à consommer nos précieuses minutes sans beaucoup de succès.

Ann’ Place.

Avant de rentrer au bateau, il reste à laver un peu ce qui sent le bouc à poil long et humide depuis plusieurs jours à bord : le jus gris qui continue à sortir au bout du troisième rinçage est un peu décourageant. Mais nous sommes forts : nous ne repartirons de St Hélène qu’avec du linge ne cocotant pas à plus d’un mètre.

Comme le dernier ferry boat est à dix-huit heures ce soir, nous mangerons à bord, après avoir étendu notre petite lessive : Kousk Eol se trouve transformé soudainement en bateau-lavoir…

Lundi 27 février. Nous avons prévu de repartir ce soir vers Fernando de Noronha. Donc, aujourd’hui, il faut faire les formalités dites de clearing out avec l’immigration, la capitainerie et la douane. Il faut aussi payer le ferry boat pour toutes nos traversées : ce qui restera des livres locales fixera les limites de nos dépenses de la journée. Sans trop traîner car, rappelez-vous, c’est aussi aujourd’hui que nous nous baladons autour de l’île.

En conséquence : capitainerie, quarante et une livres pour l’utilisation de la bouée et des sanitaires. Ferry boat : quarante-cinq livres pour nos différents allers-retours entre le bateau et Jamestown. Immigration : zéro livres, car nous ne restons que trois jours, et nos passeports s’ornent d’un magnifique tampon de St Hélène. Puis enfin la douane, qui nous donne notre « clearance out ». Dehors, Peter, notre chauffeur, nous attends dans une Rover aussi âgée que lui.

La visite de l’île peut commencer : nous nous dirigeons vers la partie haute par une route étroite et raide. La vue est rapidement magnifique, sur les petites vallées encaissées, les sommets verdoyants et une mer omniprésente. La cascade en forme de cœur, qui domine la maison où Bonaparte passa ses quatre premiers mois sur l’île, est à sec, confirmant la sécheresse dont souffre l’île.

La cascade Heart Shaped et la première m&ison de Bonaparte sur l’île.

Notre première étape est la distillerie la plus isolée du monde : un passionné s’est installé avec alambics et cuves à fermentation. Il concocte des alcools de figues de barbarie locales. Sinon, il importe canne à sucre et raisin d’Afrique du Sud pour élaborer du vin et du rhum, qui sert ensuite de base pour une liqueur au café et une autre au citron, locaux eux aussi. Production minimaliste, pour connaisseurs uniquement : ce brave homme est seul pour les commandes, la fabrication et la distribution, qui ne semble pas dépasser les limites de St Hélène.

La dégustation terminée, nous sommes armés pour nous attaquer au lourd ; la tombe de Napoléon, isolée en pleine nature, poignante de simplicité. Rien à voir avec le Panthéon…

Puis la route continue vers Longwood, la dernière résidence de l’empereur déchu, morceau de territoire acheté par la France pour conserver la mémoire de Bony, comme disent les Anglais un peu sarcastiques… La demeure est magnifiquement restaurée, véritable musée dont le conservateur est français, à la gloire de celui qui a fait trembler toute l’Europe. Il n’y a pas à dire, Napoléon a bénéficié là d’un bon appart4

Longwood.
Touriste avec la gardienne des lieux.

Notre visite se poursuit sur des routes toujours exiguës, nombreuses et en bon état. Le haut de l’île abrite quelques pâturages, et des réservoirs pour assurer l’alimentation en eau des Saints : essentiels, car cette année, le manque de pluie pendant les six derniers mois a créé une situation de sécheresse critique. Notre trajet passe au pied des crêtes sommitales, sous le Diana’s Peak, point culminant à un peu plus de huit cents mètres.

Diana’s Peak au loin.

Au pied de la crête se trouvait le camp qui hébergeait les prisonniers boers de la guerre avec les Anglais fin dix-neuvième. L’étape suivante est Plantation House, le magnifique manoir du gouverneur de l’île, avec court de tennis privé. Les jardins abritent des tortues géantes qui viendraient des Galapagos.

Plantation House.
Butcher’s Grave.

Puis nous redescendons doucement enfin vers Jamestown pour un rapide casse-croûte avant de nous préparer à partir, et pour dire au revoir à Emma et Andy de Pentagram, mais aussi à Heidi et Jérôme qui arrivent tout juste du Cap sur leur Fleur de Sel.

Redescente sur Jamestown.

Nous n’aurons pas revu les autres voiliers partis avec nous de Cape Town : Papa Jo, Sea Rover, Teakita… Ce sera pour une autre étape.

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1– Où les vols commerciaux refusent de se poser, le jugeant trop dangereux…

2– Royal Mail Ship : navire des messageries royales britanniques.

3– Raté pour cette fois : les buveurs de Guiness ont mis la pâtée aux éleveurs de coqs…

4– Copyright Mathias. Comme promis, les jeux de mot vaseux sont, et resteront, gratuits.