Sept semaines de mer, et après ?

Sept semaines sur l’eau salée, pratiquement quatre mille cinq cents milles dans les embruns, ça doit laisser des traces, non ?

Le démarrage, déjà : la Méditerranée en novembre, tout marin ayant un minimum de bon sens vous soutiendra qu’il faut éviter, que les conditions sont trop dures. Effectivement. Les coups de vent se sont succédés, obligeant à des sauts de puce le long des côtes espagnoles. Les cirés ont largement justifié leur présence à bord. Question de François : « Vous êtes sûrs qu’on va mettre les shorts et les t-shirts un jour ? ».

Et les vieux sages du bord de répondre, unanimes : « Mais évidemment ! Nous allons tâter de la maxi coolitude zénifiante et extatique dès que nous aurons attrapé les alizés, au sud des Canaries ! Vous verrez : vous serez scotchés ! ». « Ah ouais ? ». « C’est comme on vous dit ! Croyez-en notre expérience. ».

Sauf qu’en dix-sept jours de traversée Las Palmas-Pointe à Pitre, le vent n’est descendu que très rarement en dessous de vingt nœuds, montant régulièrement jusqu’à trente, voire quarante nœuds sous les grains…

« Heureusement qu’il y a la longue et majestueuse houle de l’Atlantique », me direz-vous. Que nenni : aux abonnés absents, la houle tranquille. À la place, une mer désordonnée, parfois forte, avec des vagues dures et courtes, à tel point qu’on aurait pu se croire en Méditerranée. Et des creux jusqu’à largement plus de trois mètres assurant un manque de confort maximal. La dernière occupation à la mode était d’ailleurs le vol plané dans le carré, du coin cuisine directement sur la banquette, voire brutalement dans les toilettes…

Commentaires fielleux d’Hervé et François : « Vous êtes sûrs que vous l’avez déjà faite, cette traversée ? Vous ne vous trompez pas d’océan ? Non parce que là, on commence à avoir quelques doutes… ».

Le seul point pour lequel nous nous en sortirons honorablement sera sur les promesses de pêche au thon, à la dorade coryphène, et même au thazard. Mais de justesse…

En conclusion, une superbe traversée, du rêve plein la tête et de quoi alimenter de nombreuses soirées d’hiver de souvenirs à partager…

Cahier de doléances

En sept semaines, voir toujours les mêmes têtes vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans un volume relativement restreint finit par exacerber les tensions qui à terre ne seraient même pas remarquées… Les propos fielleux n’ont pas manqué :

  • On pourrait pas dire à Claude qu’il arrête de venir me réveiller en plein sommeil toutes les nuits, soi-disant que c’est mon tour ?
  • Ouais, quand il y avait Yan, on mangeait quand même mieux…
  • Ça vous ennuierait pas de pêcher du thon pour changer de la dorade et du thazard ?
  • Houle très longue et vent régulier ? Quelle blague ! On n’aura jamais eu l’occasion de mettre le spi ou le Code D…
  • C’est quoi ce truc de recevoir des poissons volants dans le cou ? Qu’il faut en plus nettoyer du pont quand le jour se lève ?
  • Quoi ? Encore du chou rouge ?
  • On fait presque un quart du tour de la Terre à la vitesse d’une bicyclette : il est où l’exploit, là ?

Vous appelez ça une croisière, vous ?

Vous l’aurez compris : cette belle et longue virée en canot1 à voile sur une solution aqueuse de chlorure de sodium pimentée d’iode s’est déroulée comme un charme côté ambiance à bord.

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1 Pour faire moi-je-connais, il est suggéré de prononcer : canote.

Descente vers Pointe à Pitre

Mercredi 11 décembre. Nous y sommes donc : nous avons franchi la moitié de notre traversée de deux mille huit cents milles ce matin. Encore environ neuf jours avant de toucher terre. Mais maintenant, ce n’est que de la descente jusqu’à Pointe à Pitre…

Cette journée est la plus ensoleillée depuis le départ : les crèmes protectrices sont de sortie. Par contre, le vent souffle fort, et la mer continue à ne pas nous faire de cadeaux.

Un yacht à moteur de soixante-quinze mètres, le Plus Ultra (probablement immatriculé à la Mecque), nous rattrape et nous fait un petit coucou à la VHF au moment de nous doubler. Eux aussi vont vers la Guadeloupe.

Ah ! Je vous laisse deux minutes : il est dix-huit heures et c’est « binouze o’clock » en terrasse, avant de passer à un repas plus sérieux, puis d’enchaîner sur les quarts. Il est très important de respecter les traditions dans la marine.

Jeudi 12. Ce matin, c’est le voilier français Fidelio qui passe près de nous : eux aussi voguent vers la Guadeloupe.

Dans la nuit, l’estrope qui retient le hale-bas de tangon lâche sans prévenir, et ce dernier en profite pour se balancer de haut en bas. Il faut réduire le génois, et nous réparerons au jour. Ce qui est fait juste après le café matutinal. Nous en profitons aussi pour changer le sandow d’un des chariots de grand-voile qui n’a pas apprécié les longs bords de vent arrière. Puis la route est reprise sous un ciel cette fois bien gris et humide : c’est l’option brumisateur de Kousk Eol…

Une journée à bord de Kousk Eol. La traversée vers les Antilles depuis les Canaries, c’est en principe un peu moins de vingt jours. Kousk Eol est certes un beau et bon bateau, mais l’espace y est limité. Alors, comment font les quatre locataires pour se partager ce volume réduit, jour après jour ? Voici une question qu’elle est bien d’être posée.

Déjà, comment se sont réparties les couchages ? Il y a trois cabines sur Kousk Eol, plus une couchette dans le carré. Hervé et Jacques occupent les cabines arrières, et François celle devant, qu’il partageait avec Yan jusqu’à son départ. Claude prétexta qu’il fallait qu’il ait l’œil sur le bateau à toute heure pour s’accaparer la couchette du carré. Le confort est directement lié à l’état de la mer et à l’allure du voilier : au près dans le clapot, l’avant est une abomination, alors qu’au vent arrière dans une houle courte qui roule, c’est l’arrière qui offre le moins de confort.

Durant la journée, chacun vaque à ses occupations préférées : lecture, pêche, sieste… La confection des repas s’effectue sur une base de volontariat, et ça fonctionne. Seul Jacques est dispensé de cuisine, à une très grande majorité des voix (en fait, à la majorité absolue) : du coup il se colle, infatigable, à la vaisselle. Tout le monde se retrouve soit autour de la table du carré, soit dans le cockpit pour les repas. Autre moment privilégié : « binouze o’clock », où un verre de vin, voire une canette de bière, est toléré, au coucher du soleil.

Ça bouge à peine!

Ces instants partagés sont aussi propices à une activité importante sur Kousk Eol : les débats politiques, toujours passionnés et raisonnables. Ah les analyses comparatives, argumentées entre la presse d’extrême gauche comme Valeurs Actuelles et ce suppôt de la droite qu’est Charly Hebdo, voire le Canard Enchaîné…

La nuit, les quarts, tournants, démarrent à vingt et une heures, et durent deux heures et demie chacun, jusqu’à sept heures le lendemain. La lune, pleine, inonde l’horizon d’une lumière féerique, dont le seul aspect peut-être négatif est de masquer la plupart des étoiles, tant la luminosité est forte. Quelques poissons volants viennent heurter Kousk Eol et s’échouer sur le pont.

Des fois ça marche. Des fois…

La route des alizés ne nécessite pas un grand nombre de manœuvres, le vent étant relativement stable en force et en direction. En général. Évidemment, sauf cette année : le vent souffle autour de vingt nœuds, globalement d’est en ouest, et pratiquement depuis les Canaries. Donc nul besoin de descendre jusqu’aux îles du Cap Vert pour prendre l’autoroute. Le temps est très variable, avec de nombreux passages de grains accompagnés de leurs surventes un peu brutales. Les interventions consistent donc principalement en la réduction puis le relâchement des voiles : ris dans la grand-voile, tours d’enrouleur pour le génois. Tout se fera pratiquement vent arrière, même si ce n’est pas l’allure la plus confortable. Quelques petites réparations, nécessaires, viennent briser cette régularité.

La pêche, c’est le domaine de François et Hervé. Et nous ne nous plaindrons pas, même si un petit thon ne se décide toujours pas à s’intercaler entre les dorades coryphènes. Jacques passe beaucoup de temps sur la route et la météo, à ajuster les prédictions pour les heures ou les jours à venir. Quant à Claude, personne n’a vraiment bien compris son rôle à bord…

15h30. Le vent tombe… Pour lâcher un ris rapidement, nous mettons le moteur pour déventer la grand-voile. Et là, mauvaise surprise : la marche avant ne s’enclenche pas. Presqu’une heure d’investigations après, le verdict tombe : l’inverseur ne fonctionne plus… Donc, plus de propulsion motorisée. La tuile, car on ne peut réparer en mer. Heureusement, le moteur tourne débrayé, et pourra donc être utilisé pour charger les batteries, si nécessaire. Il faudra voir à Pointe à Pitre pour une réparation. Les GRIBs prévoient du vent jusqu’au bout : il faut y croire ! Puis il restera la manœuvre de port à faire.

Samedi 14. Cette fois, nous sommes à moins de mille milles de Pointe à Pitre : neuf cents très exactement ce matin. Nous prévoyons d’arriver jeudi en fin de journée, si le vent se maintient : Kousk Eol avale autour de cent soixante-dix milles par jour depuis quelque temps. Cette fois la chaleur est là. Quand le soleil brille, le cockpit devient rapidement intenable. Il y a longtemps que shorts et t-shirts sont de sortie !

Poisson volant échoué sur le pont.

Hervé et François, nos invétérés experts en rapalas et autres moulinets, devant les revendications pressantes du reste de l’équipage pour manger autre chose que de la dorade, par exemple un joli thon, nous remontent un thazard balèze, mais visiblement pas au bal. Nous ne ferons pas la fine bouche…

Il est pas au bal, le thazard…

Et comme toujours, sur un air connu : « Y a des vagues et y a du vent, darladirladada… ».

Lundi 16. La Guadeloupe est à moins de six cents milles. Le vent ayant changé légèrement de direction ; nous en profitons pour empanner et nous mettre au grand largue. Du coup, nous ne roulons plus que sur un côté : énorme amélioration dans la réduction de l’inconfort ! Cela faisait plus de dix jours que nous étions au vent arrière, génois tangonné.

Mirabelle sur le kouign aman. Nous nous l’étions dit : si nous arrivons assez tôt en Guadeloupe, nous ferons une petite escale aux Saintes, pour faire découvrir le magnifique mouillage de Terre de Haut. C’est comme ça avec les croisières Kousk Eol : une mirabelle sur le kouign aman qui permet de terminer en beauté… Mais c’était sans compter sur la panne de l’inverseur du moteur. Une des priorités maintenant est de trouver au plus tôt un mécanicien pour effectuer la réparation. Donc, nous nous dirigeons directement vers la marina du Bas du Fort à Pointe à Pitre, où nous devrions arriver dans la nuit de jeudi à vendredi. Nous serons peut-être obligés de faire un mouillage devant le port en attendant d’avoir un coup de main pour la manœuvre d’amarrage : sans moteur, c’est un peu délicat.

Le dernier quart tire à sa fin…

En attendant, l’alizé a de nouveau un peu tourné, et pour reprendre une route plus directe, nous repassons vent arrière… Et nous nous faisons rouler une fois de plus.

Tellement qu’au bout de quelques heures, nous repassons au grand largue, quitte à rallonger un peu notre route : le confort s’en ressent grandement ! Disons plutôt que l’inconfort diminue… Au lieu d’être ballottés brutalement d’un bord sur l’autre, nous ne le sommes plus que d’un seul bord… Les vols planés deviennent du coup plus prédictibles. Sacré progrès !

Depuis un moment, nous observons des sargasses, de plus en plus nombreuses…

Mercredi 18. De nouveau cent soixante-dix milles ces dernières vingt-quatre heures : nous progressons avec une régularité de métronome… À ce train, nous devrions arriver à Pointe à Pitre demain dans la nuit : il reste deux cent cinquante milles à courir à huit heures ce matin.

La perspective du ti-punch devient de plus en plus réelle. Mais avant, il faudra prendre un mouillage sans le moteur, de nuit…

Jeudi 19 – Sept heures. Fin des derniers quarts… De nouveau de grosses vagues durant la nuit, puis une accalmie ce matin. Moins de cent milles avant l’arrivée… Nous allons commencer à guetter la terre, avec un sentiment mitigé : contents d’avoir fait cette traversée, et un peu nostalgiques que ce soit la fin. Dix-sept jours depuis Las Palmas : nous avons tenu notre estimation, même si les conditions n’ont jamais été de tout repos.

Les derniers fous tournent autour de Kousk Eol dans l’espoir que des poissons volants effrayés vont sortir de l’eau, et se faire attraper en plein vol.

15h54 : « Terre en vue ! ». C’est François qui le premier aperçoit la Désirade à un peu moins de vingt-cinq milles dans le nord-ouest.

Et finalement, c’est à deux heures trente le vendredi que nous jetons l’ancre, sous voile s’il vous plaît, devant l’entrée de la marina, qui viendra nous chercher quand le jour sera là…

Le vent arrière

Article pseudo-technique pour béotien sur la longue et sinueuse voie de la connaissance.

Un voilier, c’est bien connu, n’avance que s’il y a du vent.

Sauf peut-être en Méditerranée ou autres endroits idylliques, où la qualité du mouillage est plus importante que la façon d’y arriver : privilégier le moteur sur son voilier devient alors presque la norme.

Mais je sens, lectrices, lecteurs, que vous êtes fait de l’alliage dont on conçoit les meilleurs espars, et que hors une saine propulsion vélique, point de salut. Cet article vous est donc dédié.

Donc, disais-je, il faut du vent pour bouger un voilier, en remplissant ses voiles. Même Kousk Eol. Et selon la route choisie, Éole fera un angle plus ou moins ouvert avec l’axe dudit voilier.

Il y a une allure, en gros l’angle par rapport au vent, pour laquelle vous aurez beau faire, les voiles ne gonfleront pas, et le voilier n’avancera pas. C’est le vent de face, ou vent debout, qui correspond grosso modo à une quarantaine de degrés1 de part et d’autre de l’axe du bateau. Si votre destination est face au vent, il vous faudra remonter au mieux à une quarantaine de degrés contre ce dernier, en louvoyant, ou en tirant des bords. Le vent de face est une zone interdite parce qu’impossible.

Sous toutes les autres allures où le vent vient de côté, du près au grand largue, le bateau avancera, plus ou moins rapidement. Le vent appuie alors sur les voiles et fait gîter le voilier, ce qui le stabilise relativement.

Puis en continuant de tourner arrive le moment où le vent vient de l’arrière… C’est à cette allure qu’on peut admirer les belles photos avec la grand-voile sur un bord et le génois (ou le spi) de l’autre, éventuellement stabilisé par un tangon.

Mais ne vous y trompez pas ! Le vent arrière est une putain d’allure de mâââârde ! D’abord, le bateau n’est plus appuyé par ses voiles sur un bord ou sur l’autre, et aura tendance à rouler bord sur bord au gré des vagues. Et si par malheur le barreur se laisse surprendre par un changement de direction, le vent peut retourner la grand-voile violemment en faisant un empannage incontrôlé, toujours dangereux pour le voilier comme pour l’équipage : les risque de casse, voire de traumatisme, sont loin d’être négligeables. Les écoles de voile ne s’y trompent pas et appellent cette allure la zone à éviter.

Ben et dans les alizés, alors ?

Sur la route des alizés vers les Antilles, le vent vient souvent de l’arrière. S’il n’y a pas trop de mer, et si le vent est raisonnable, ce qui est en général le cas, on peut envisager une route directe vent arrière en restant vigilant.

Ce mois de décembre, l’alizé est puissant, autour de vingt nœuds, et les grains fréquents, avec leurs surventes (nous aurons jusqu’à quarante nœuds sous les nuages). Et au lieu de la houle majestueuse attendue, nous aurons cette année de belles vagues irrégulières qui secouent Kousk Eol dans tous les sens. Il a fallu choisir : soit tirer des bords de largue, prétendument moins inconfortables, mais rallongeant la route, soit accepter de naviguer vent arrière en route directe. En fait, le largue dans cette mer est loin d’être le rêve, et le petit surcroît de vitesse ne compense pas l’allongement de la route. Nous optons donc pour le vent arrière, avec ses conséquences : attention très soutenue requise, même (surtout) sous pilote, inconfort total, Kousk Eol roulant sans arrêt, rendant tout vrai sommeil impossible. Pour une fois, c’est la cabine avant qui est la plus prisée… Comme disent Hervé et François : « Ça, la route des alizées ? Ce n’est pas ce que vous nous aviez vendu avant le départ ! ».

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1 Oui, je sais : certains bateaux font mieux. Mais d’autres font aussi moins bien.