Article
pseudo-technique pour béotien sur la longue et sinueuse voie de la
connaissance.
Un voilier, c’est bien connu, n’avance que s’il y a du vent.
Sauf peut-être en Méditerranée ou autres endroits idylliques,
où la qualité du mouillage est plus importante que la façon d’y
arriver : privilégier le moteur sur son voilier devient alors
presque la norme.
Mais je sens, lectrices, lecteurs, que vous êtes fait de
l’alliage dont on conçoit les meilleurs espars, et que hors une
saine propulsion vélique, point de salut. Cet article vous est donc
dédié.
Donc, disais-je, il faut du vent pour bouger un voilier, en
remplissant ses voiles. Même Kousk Eol. Et selon la route choisie,
Éole fera un angle plus ou moins ouvert avec l’axe dudit voilier.
Il y a une allure, en gros l’angle par rapport au vent, pour
laquelle vous aurez beau faire, les voiles ne gonfleront pas, et le
voilier n’avancera pas. C’est le vent de face, ou vent debout,
qui correspond grosso modo à une quarantaine de degrés1
de part et d’autre de l’axe du bateau. Si votre destination est
face au vent, il vous faudra remonter au mieux à une quarantaine de
degrés contre ce dernier, en louvoyant, ou en tirant des bords. Le
vent de face est une zone interdite parce qu’impossible.
Sous toutes les autres allures où le vent vient de côté, du
près au grand largue, le bateau avancera, plus ou moins rapidement.
Le vent appuie alors sur les voiles et fait gîter le voilier, ce qui
le stabilise relativement.
Puis en continuant de tourner arrive le moment où le vent vient
de l’arrière… C’est à cette allure qu’on peut admirer les
belles photos avec la grand-voile sur un bord et le génois (ou le
spi) de l’autre, éventuellement stabilisé par un tangon.
Mais ne vous y trompez pas ! Le vent arrière est une putain
d’allure de mâââârde ! D’abord, le bateau n’est plus
appuyé par ses voiles sur un bord ou sur l’autre, et aura tendance
à rouler bord sur bord au gré des vagues. Et si par malheur le
barreur se laisse surprendre par un changement de direction, le vent
peut retourner la grand-voile violemment en faisant un empannage
incontrôlé, toujours dangereux pour le voilier comme pour
l’équipage : les risque de casse, voire de traumatisme, sont
loin d’être négligeables. Les écoles de voile ne s’y trompent
pas et appellent cette allure la zone à éviter.
Ben et dans les alizés, alors ?
Sur la route des alizés vers les Antilles, le vent vient souvent
de l’arrière. S’il n’y a pas trop de mer, et si le vent est
raisonnable, ce qui est en général le cas, on peut envisager une
route directe vent arrière en restant vigilant.
Ce mois de décembre, l’alizé est puissant, autour de vingt
nœuds, et les grains fréquents, avec leurs surventes (nous aurons
jusqu’à quarante nœuds sous les nuages). Et au lieu de la houle
majestueuse attendue, nous aurons cette année de belles vagues
irrégulières qui secouent Kousk Eol dans tous les sens. Il a fallu
choisir : soit tirer des bords de largue, prétendument moins
inconfortables, mais rallongeant la route, soit accepter de naviguer
vent arrière en route directe. En fait, le largue dans cette mer est
loin d’être le rêve, et le petit surcroît de vitesse ne compense
pas l’allongement de la route. Nous optons donc pour le vent
arrière, avec ses conséquences : attention très soutenue
requise, même (surtout) sous pilote, inconfort total, Kousk Eol
roulant sans arrêt, rendant tout vrai sommeil impossible. Pour une
fois, c’est la cabine avant qui est la plus prisée… Comme disent
Hervé et François : « Ça, la route des alizées ?
Ce n’est pas ce que vous nous aviez vendu avant le départ ! ».
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1 Oui, je sais : certains bateaux font mieux. Mais d’autres font aussi moins bien.
Dimanche 1er décembre 2019. Le
départ est toujours prévu demain. La météo est favorable, avec de
bons vents portants vers le sud-ouest. Les courses sont faites. Ainsi
que les quelques réparations prévues, dont le remplacement du
filtre à air du moteur : rappelez vous que sans lui, l’arrivée
d’air chie1
et donc au-revoir Volvo.
Pour ce dernier soir
à terre, François nous prépare un poulpe au riz suivi de bananes
flambées, probablement pour nous faire oublier Yan !
Nous n’emporterons
pas un souvenir ému de l’ambiance au ponton de la marina :
les équipages vivent repliés sur eux-mêmes, et personne ne vient
donner un coup de main à ceux qui viennent s’amarrer. Après tout,
les marineros sont là pour ça, et ce n’est même pas la
peine de les remercier… Un voilier sur deux est un gros catamaran,
et nous comprenons vite que Kousk Eol ne fait pas le poids côté
ostentation.
Point positif :
la vie est moins chère ici qu’en France.
Lundi 2. Il
pleut… Drôle de temps pour partir. Ultimes bricolages :
changement de la drosse de l’enrouleur du génois et remplacement
du sandow du lazy-bag2.
Dernière vraie douche avant l’arrivée. Les réservoirs d’eau
douce sont remplis. Et c’est l’heure : passage à la pompe
pour refaire le plein de gasoil (à moins d’un euro du litre…),
puis direction le sud pour aller récupérer les alizés. Avec un
long premier bord de vent arrière, génois tangonné, avec quinze à
vingt nœuds de vent, malheureusement dans une mer qui secoue encore
un peu. La première nuit de cette traversée sera un peu agitée, le
bateau roulant sur les vagues. Dormir sera un vrai challenge.
Probablement pour nous rappeler notre statut de privilégiés, le
centre de coordination des secours en mer de Las Palmas lance un
appel indiquant que deux bateaux de migrants sont en route vers les
Canaries depuis les côtes d’Afrique, et demande de veiller… Nous
sommes loin de leur route.
Il nous faut encore
piquer vers le sud-ouest avant de vraiment accrocher les alizés,
soit une centaine de milles si la météo est fiable. Pour nous faire
patienter, un groupe de dauphins vient exécuter ses pirouettes à
l’étrave.
Mardi 3, 12
heures UTC. Premières vingt-quatre heures de cette traversée,
et nous aurons fait cent quarante-six milles : pas un exploit,
mais pas pire… Sur un total de pratiquement deux mille huit cents
milles. Et un engagement d’être à la maison pour Noël…
À la recherche
de l’alizé – On vous l’a dit, il faut descendre au sud
pour accrocher le zéphyr qui nous poussera jusqu’aux Antilles, et
qui s’établit grosso modo juste sous le tropique du Cancer.
Beaucoup de voiliers d’ailleurs vont pour cette raison plein sud
jusqu’aux îles du Cap Vert, au large du Sénégal, avant d’entamer
leur traversée. Pour raccourcir le trajet, nous naviguons sud-ouest
durant trois jours, dans des conditions très variables, avant
l’alizé salvateur. Nous aurons des périodes de grains, avec vent
fort, puis de grand calme, propices aux manœuvres diverses et
variées : « Je mets le spi, ou je garde le génois
tangonné ? » « On prendrait pas un ris, des fois ?
Et même deux tant qu’on y est ? » « Il faudrait
songer à mettre un coup de moteur, non ? », etc.
Par-dessus le marché, avec ces conditions très variables, les
batteries ont du mal à se charger : pas de soleil sur les
panneaux, ou vent trop faible pour l’éolienne. Et qui dit pas de
batteries, dit pas de pilote… Insupportable pour la bande de
feignasses3
épicuriens et hédonistes invétérés du bord.
C’est le cas en ce
moment : nous traversons une zone un peu molle qui s’étend
sur au moins cent cinquante milles. La décision est prise de brûler
du gasoil pour rejoindre sans trop traîner le vent promis par les
GRIBs…
Bon, je vous laisse
deux minutes : nous passons sous un gros nuage, et le vent monte
rapidement. Le génois est déroulé, le moteur arrêté, et Kousk
Eol fait très vite des pointes à plus de dix nœuds… Nous savons
que cette situation ne va pas durer, mais une demi-heure de voile
dans ces conditions valent une heure de moteur : aussi bon pour
la planète que pour nos réserves ! Effectivement, trois quarts
d’heures plus tard, le nuage est franchi et le vent retombe. Donc
re-Volvo.
Et en rebordant la
grand-voile, la poulie en bout de bôme lâche : les
aller-retour incessants sous moteur ont eu raison du filetage qui
s’est défait. Pas de problème : la caisse à outils est
sortie et les boulons resserrés. Petite inspection rapide : une
rotule d’extrémité de latte s’est elle aussi dévissée. Il
faut affaler la grand-voile, revisser, et renvoyer. Il y a toujours
quelque chose à faire sur un voilier qui navigue.
Mercredi 4, 19 heures 10. Le vent semble enfin s’établir. Seraient-ce les alizés tant attendus ? Vous le saurez au prochain numéro. Du moins si vous êtes à jour de votre abonnement à cet extraordinaire blog. Pour moi, il est l’heure d’aller savourer les pois chiches-lardons-tomates concoctés par François…
Le vent tient toute
la nuit, avec quelques perturbations occasionnées par de gros nuages
sombres qui parfois lâchent des gouttes. Nous ferons des pointes à
plus de dix nœuds. Si ce ne sont pas les alizés, ça y ressemble de
plus en plus !
Jeudi 5, petit
déjeuner : concertation sur la grève nationale… Finalement,
le commité décide de continuer comme hier, en mettant à
contribution le pilote automatique, produit de l’industrie
capitalistique, dont les revendications sur son régime de retraite,
il faut bien le dire, se résument à des rations quotidiennes
d’électrons en quantité suffisante. Ça tombe bien, il y a du
soleil.
Nous ferons cent
cinquante-neuf milles lors de ces dernières vingt-quatre heures :
la moyenne s’améliore. Et le tropique du Cancer est franchi à
quinze heures quarante-cinq, avec vingt-cinq à trente nœuds de
vent, dans une mer formée. Avec toujours des pointes à neuf nœuds,
sous trois ris dans la grand-voile et un tiers de génois…
Kousk Eol roule
toujours autant : ça devient dur pour les déambulateurs des
deux vieux du bord…
Dimanche 8.
On pourrait penser que les alizés, c’est un peu monotone à la
longue. Détrompez-vous. En tout cas pas cette année. Le vent est
puissant, ce qui est plutôt bon pour la moyenne, mais très fort
sous les grains relativement nombreux. Cette nuit, nous avons eu
droit à plus de quarante nœuds avec pluie : Kousk Eol en a
profité pour surfer à plus de treize nœuds dans une obscurité
complète, malgré les trois ris dans la grand-voile et un tiers de
génois, au portant. Émotions garanties !
Sinon, à bord, la
vie s’est organisée. François et Hervé découvrent la grande
croisière et ne nous croient plus guère quand on leur jure que
d’habitude, la route des alizés c’est quand même plus cool…
Les deux premières dorades sont sorties de l’eau et transformées
illico en excellent sashimis : elles devaient vraiment avoir
envie d’en finir, vu la vitesse du bateau lorsqu’elles ont été
ferrées !
François, Hervé et
Claude essaient avec grande difficulté de faire oublier Yan côté
cuisine, alors que Jacques, qui y a renoncé depuis longtemps, se
colle à la vaisselle : « Ne me demandez pas de faire
cuire ne serait-ce que des pâtes, vous le regretteriez ! ».
Aujourd’hui, nous
franchissons le premier tiers de notre traversée depuis Las Palmas :
un peu plus de neuf cent milles sur un total de deux mille huit cent.
La température
s’adoucit et le vent est plus agréable, en dehors des grains. Les
premiers poissons volants s’échouent sur le pont, signe aussi que
nous descendons vers le sud.
Ah oui, au fait :
savez-vous ce qu’il y a au menu de ce soir ? Eh oui, encore de
la dorade coryphène… Deux coup sur coup sont attrapées avant la
fin du jour, et des belles.
Je ne sais pas
comment expliquer aux petits d’arrêter : de vrais gamins !
« Demain on fait plonger les rapalas et on te remonte un thon !
Promis ! ».
Lundi 9 décembre.
Aujourd’hui à douze heures UTC, cela fera une semaine que nous
sommes partis de Las Palmas, et il nous reste environ mille sept
cents milles à parcourir. Le vent est toujours aussi fort, autour de
vingt nœuds, avec de bonnes rafales sous les grains toujours aussi
nombreux. Et la mer ne se calme pas. Nous sommes invariablement avec
nos trois ris dans la grand-voile, et le génois tangonné. Difficile
de dormir ! Quoi ? Je l’ai déjà dit ? Et alors :
la mer aussi, elle se répète, parfois.
Un beau voilier
britannique, le Path, de trente-six mètres de long, passe sur notre
arrière : « We have lots of beer and wine, but we fished
nothing since we left… ». Nous les faisons un peu baver en
racontant que nous, nous sommes obligés de nous arrêter certains
jours pour ne pas faire de gaspillage… Pas sûr que ça arrange les
affaires du Brexit.
La température
continue de monter et il fait maintenant chaud dans le carré et les
cabines. L’océan est à plus de vingt-quatre degrés. La nuit, les
poissons volants ne sont plus rares qui s’échouent sur le pont…
La lune, presque pleine, éclaire à présent nos ténèbres, du
moins lorsque les nuages ne la voilent pas.
Mercredi 11
décembre. Toujours les mêmes conditions de navigation… Avec
un vent et une mer un peu plus forts qu’hier.
Mais à sept heures
quarante-cinq UTC, nous franchissons la mi-parcours ! « Plus
que » mille quatre cents milles avant Pointe à Pitre.
2 Le lazy-bag est une toile tendue le long de la bôme, qui reçoit la grand-voile lorsqu’elle est affalée, et le sandow permet de l’empêcher de gonfler avec le vent.
3 Barrer vingt-quatre heures sur vingt-quatre peut devenir rapidement fastidieux, surtout qu’il faut suivre le même cap avec les mêmes réglages pendant des heures : la monotonie n’est pas bien loin…