Comme vous l’avez compris à présent, sur ce bord naviguent de grands gourous (deux je crois…), ainsi que de vulgaires rameurs…
Les gourous (Le
Glaude et Jacques pour ne pas les nommer) ont à eux deux plus de
milles au compteur qu’il y a de Chinois sur terre… C’est peu
dire… mais ne ré-écrivons pas l’histoire !
De leurs expériences
est née la sagesse… Cette fameuse sagesse qui nous permet de
naviguer gaiement et paisiblement en toute sécurité… voire un
certain confort !
Inébranlables lors
des prises de décisions, intransigeant quant au choix de la voile du
temps, ils sont capables de déchiffrer les fichiers météos aussi
bien qu’une carte des tapas au resto du coin (et c’est un
euphémisme !). On peut le dire… nos anciens sont des mecs
droits dans leurs bottes (plutôt tongs pour le Glaude d’ailleurs…)
Nous autres novices
nous abreuvons de cette expérience à grandes goulées (faut dire
que la voile, ça donne soif !)… mais vous l’aurez compris
en lisant les récits du Glaude, la fourberie nous anime.
C’est par de
petites attentions que nous réussissons à faire plier leur rigueur
presque militaire… En voici quelques exemples :
— « Tu
voudrais pas un petit café ? »
— « Tiens,
mets tes lunettes et ton chapeau, y a du soleil aujourd’hui ! »
— « Encore
un peu de sashimi ? »
— « Vous
devriez vous reposer et nous laisser le bateau, on ne touchera
presque rien ! » (très efficace…)
— « Du
chocolat ? »
Bref, vous l’aurez
compris, les rares failles de leur quasi-perfection sont exploitées
sournoisement pour obtenir ce qu’on veut : par exemple mettre
le Code D, voire le spi !
Et vous savez quoi ?
Ça marche ! Voici deux jours que le Code D est notre ami… et
le spi a eu le temps de sécher en nous propulsant à 5-6 nœuds dans
un vent très léger…
Si l’aventure vous
tentait (celle de venir apprendre à l’école de la vraie sagesse),
n’oubliez pas de vous munir d’un petit kit spécial gourous :
filet mignon séché, tablettes de chocolats, cookies (maisons si
possible), un sourire à toute épreuve, de l’énergie… et de pas
mal de second degré.
Il vous ouvrira les portes du bonheur 😉
_______________
1 Moi, personnellement, je trouve que la flagornerie flatteuse voire courtisane n’est pas loin… Mais moi je dis ça, je dis rien…
À peu de choses près, nous mettons notre plan en pratique :
le vent, peu respectueux du travail de prédiction des météorologues,
continue à s’époumoner au-delà de seize heures. C’est donc à
un peu plus de dix-sept heures que nous quittons la Marina Alcaidesa
et Gibraltar.
Pour nous accompagner vers les mers du Sud…Bye bye le Rocher!
Nous longeons la côte jusqu’à Tarifa pour ne pas avoir trop de
courant de face, puis mettons le clignotant à gauche pour traverser
le rail du détroit en direction du cap Espartel, à l’ouest de
Tanger. Le vent nous pousse bien, et la traversée est avalée en
douceur. La mer annoncée n’est pas au rendez-vous. La nuit est
claire et le ciel étoilé à souhait.
Pas au rendez-vous la mer ? Juste qu’en Lady qui se doit de
rappeler au bas peuple qui tient le manche, elle a décidé de nous
prendre par surprise : après trois ou quatre heures de
tranquillité, nous tombons sur des vagues croisées qui transforment
ce pauvre Kousk Eol en piteuse casserole. Surtout que les flots,
taquins, se sont alliés à leur pote Éole qui nous laisse un peu
tomber : rien pour appuyer un peu sur les voiles… Les deux
malheureux de la couchette avant ne dormiront que par intermittence
cette nuit. Une bonne nouvelle tout de même : la toile
anti-roulis fonctionne !
Dimanche 24 novembre 2019. Y en aurait pas un qui a dit en
se levant : « L’an prochain j’achète une télé et je
regarde le Vendée Globe dans mon salon ! » ? C’est
la première « vraie » nuit en mer pour certains, où
l’on ne voit plus les côtes : petit moment d’émotion… Du
coup, petit déjeuner en terrasse, ce qui n’était pas arrivé
depuis longtemps, avec baguette chaude en guise de croissants. Cool.
Visiteurs du jour.
La demi-douzaine de voiliers qui avait choisi la même option que
nous pour quitter Gibraltar est toujours groupée à quelques milles
autour de Kousk Eol.
On vous passe la bonite qui a eu le malheur de croiser notre route
et qui agrémentera notre déjeuner avec un peu de wasabi. Le vrai
évènement de la journée est que, pour faire plaisir au petit qui
trépignait depuis un moment, le Code D1
est installé : nous reprenons presque deux nœuds de vitesse.
Mais ça ne dure pas : le vent tombe vraiment et il faut se
résoudre à brûler un peu de résidu organique fossile…
Lever de soleil.
Aujourd’hui, les voiliers de l’ARC2
s’élancent de Las Palmas vers les Antilles : deux cents
voiliers qui voyagent de concert. L’ARC permet ainsi à des
équipages qui autrement resteraient de ce côté de l’Atlantique
de faire « LEUR » traversée, en prenant en charge les
aspects de logistique, météo et sécurité. Ça devrait faire de la
place dans la marina !
La houle, majestueuse, s’est maintenant installée : cette
fois-ci c’est sûr, nous ne sommes plus en Méditerranée.
20 heures 45 : tout d’un coup, le bateau se met à virer à cent quatre-vingts degrés, sans prévenir… Rapide investigation : c’est la goupille de l’axe du vérin du pilote qui a cassé. Pas trop de mal, sauf qu’il faut être un peu contorsionniste pour aller démonter l’axe du secteur de barre. Un quart d’heure plus tard, tout est rentré dans l’ordre. On jettera un coup d’œil demain pour vérifier qu’il n’y a pas de jeu.
Vent arrière de nuit.
Lundi 25. La nuit fut particulièrement tranquille, au
moteur sur une douce et régulière houle. Il fallait rester sur ses
gardes : nous sommes sur une route commerciale, et plusieurs
cargos ou pétroliers nous croiseront. Sur les coups de neuf heures,
le vent fait mine de se réveiller lui aussi, doucement. Le Code D
est mis à poste et déhale Kousk Eol à plus de cinq nœuds :
on a déjà vu mieux, mais c’est toujours ça d’économisé en
carburant, surtout que la météo prévoit d’autres périodes de
calme.
Sous Code D.Comme d’hab, c’est le pilote qui fait tout…
Le groupe de voiliers parti en même temps que Kousk Eol de
Gibraltar commence à se disperser. Kawaine II est repassé devant,
allant plus vite au moteur que nous. Casablanca est à environ
quarante-cinq milles à l’est : cette fois, nous nous
éloignons des côtes africaines.
Une barque avec deux pêcheurs à bord passe nous voir en faisant
le signe de fumer. Comment leur expliquer que nous ne sommes tout au
plus qu’une bande d’ivrognes, pas de fumeurs ? À la place,
nous leur offrons des biscuits qui sont acceptés avec de grands
sourires et force remerciements. Leur barque n’est pas bien grande,
avec un petit moteur hors-bord (et un deuxième au cas où), à
environ vingt-cinq milles de la côte.
Puis devinez quoi ? Le vent continue à faiblir les copains,
tout en passant sournoisement à l’arrière, allure que n’aime
pas le Code D. Cette fois-ci, Yan n’a même pas le temps de dire :
« On met le spi ! ». Lequel nous permet de reprendre
presque deux nœuds sur la bonne route.
Préparation du spi.Quelques minutes plus tard…Sous spi…
Et le spi tiendra jusqu’au soir, où nous le remplaçons par le
génois tangoné pour la nuit : nous avançons autour de quatre
nœuds et demi. On a connu des jours meilleurs, mais on avance, et
dans la bonne direction. La nuit, elle, est magnifique : la Voie
Lactée est immanquable au-dessus de nos têtes. Quelques étoiles
filantes zèbrent la voûte céleste, mais les vœux de vent meilleur
n’ont pas l’air de fonctionner…
Puis vers cinq heures, il faut remettre le moteur. Que nous
remplaçons ver huit heures trente par la voile magique, le Code D :
six nœuds et demi ! Les affaires reprennent ! Mais bien
sûr, le vent repasse sur l’arrière, et le Code D laisse la place
au spi. Pourvu que ça dure…
Les deux lignes de pêche sont mises à l’eau, rituel maintenant
quotidien. Avec la question non moins rituelle : « Qu’est-ce
qu’on mange à midi3 ? ».
Parce que manger est un moment d’une importance extrême à bord.
Juste pour vous donner une idée de menu type, d’une banalité
confondante :
Aimable mise en bouche pour ouvrir les papilles : toasts
recouverts d’un soupçon de pâté à l’andouille de Guéméné.
Entrée : sashimis de thon de ligne, pêché de l’heure,
subtilement agrémenté de sauce soja et wasabi.
Plat de résistance : filet de thon mi-cuit accompagné
de son riz rehaussé d’une préparation gourmande
tomates-oignons-épices du monde.
Fromage de brebis vieilli dans les grottes du pays basque
espagnol.
Fruits du verger catalan ; pomme, banane, orange.
Expresso et son carré de turròn duro.
Réflexion de Jacques : « Vivement que Yan débarque
pour qu’on puisse remanger sainement : sandwiches
biscotte-fromage, pâtes à l’eau, boite de pâté Hénaff, Bounty…
Des trucs naturels, quoi. ». Puis les vieux du bord s’octroient
en général une petite sieste pendant que la jeunesse s’éclate à
pousser Kousk Eol dans ses retranchements, mode régate.
C’est quoi ce spi rouge à notre tribord avant ? L’AIS4
dénonce Yolo, un voilier français visiblement sur la même route
que nous. L’impudent ne sait pas (encore) que le protocole veut
qu’il admire notre tableau de bord, pas l’étrave. Surtout depuis
qu’on y a apposé l’autocollant de la vahiné Hinano… Il va
vite apprendre, le bougre !
Yolo sous spi.
Aujourd’hui, midi trente, Kousk Eol a fait à peu près la
moitié du chemin vers Las Palmas, soit trois cent cinquante milles.
Vous avez déjà compris que ce n’est pas cette fois que nous
battrons des records. Mais on s’en bout les cailles : même si
l’équipage – Hervé, François et Yan, des bouffeurs d’écoutes
sempiternellement sur la brèche – n’a pas été recruté à
Sybaris, l’ambiance est bon enfant à bord, le second degré
redoutable et l’énergie débordante dès qu’il y a une manœuvre
à effectuer. Et il y en a !
Coucher de soleil.
Mercredi 27 novembre. Quarts bonhommes, spi tangoné sur
une houle longue. Comme les batteries ne se sont pas complètement
chargées hier, le moteur est sollicité en fin de nuit pour soutenir
le pilote. En effet, sous spi, cap au sud-ouest, les panneaux
solaires sont masqués une grande partie de la journée et le peu de
photons qui leur tombent dessus peine à extraire les électrons
requis. Quant à l’éolienne, son préavis de grève illimité au
portant reste d’actualité… Effet de bord comique : Yan se
lève en sursaut au bruit du moteur, et bondit vers la cabine d’Hervé
pour l’empêcher de ronfler…
Ces bougres de Yan, Hervé et François, encore eux, irrespectueux
des coutumes du bord, sont déjà à hisser le spi au milieu du petit
déjeuner : « Il faut que ça pulse ! ». Les
ancêtres sages continuent
imperturbables sous les quolibets à savourer leurs muffins grillés
au beurre salé et confiture d’ananas : « La grimace de
la hideuse baudroie n’atteint pas le majestueux lagénorhynque ! ».
Las Palmas est à deux cent soixante-cinq milles : si tout va
bien on y est en deux jours. Et la veille du retour de Yan en
métropole : c’est la première fois qu’il est totalement
déconnecté de ses chantiers…
Toujours sous spi…
Jeudi 28. Un peu avant huit heures, un petit café pour se
réveiller… Et ça recommence ! « On empanne et on met
le spi ! » « On finirait pas le café d’abord ? »
« Ouais, mais on met le spi ! » « Mais le
café ? Et il ne fait même pas jour… » « Allez,
quoi, on met le spi ! ». Une croisière, ça ?
Neuf heures trente : Lanzarote émerge sous les nuages, à
une trentaine de milles au sud. Le vent s’est un peu levé et Kousk
Eol file à huit nœuds, ce qui n’empêche pas un groupe de
dauphins de nous narguer…
Et la politique dans tout ça ? Il faut dire que nous avons
deux bretteurs affûtés à bord, et que les discussions sont souvent
animées, voire passionnées. Et il y a du temps pour débattre, sur
un bateau. Mais les avis restent tranchés. Nos élus, et beaucoup y
passent, doivent avoir les acouphènes qui les chatouillent. Mais ils
l’ont bien cherché. Et si les convictions sont fortes, les débats
se font entre gentlemen, même s’ils campent généralement sur
leurs positions.
Atmosphère studieuse à bord.
Quinze heures : Las Palmas n’est plus qu’à cent dix
milles. On devrait y arriver pour le petit déjeuner demain matin.
Quant au spi du petit déjeuner de ce matin, il continue à nous
tirer à un bon train. Puis les degrés Beaufort s’excitent un
peu : il faut affaler et passer à nouveau au couple
génois/tangon en fin d’après-midi. Ce sera plus tranquille pour
la nuit.
Heu… Pas vraiment : le vent grimpe entre vingt-cinq et
trente nœuds, et la mer se forme. Il sera impossible de dormir cette
nuit tant le bateau roule. Mais nous filons bon train, avec des
pointes à plus de dix nœuds, et arrivons à Las Palmas au point du
jour. Pour nous faire dire qu’il faut attendre à l’ancre pour
une place dans la marina ! La douche sera pour plus tard.
Équipier essayant de récupérer.
Trois heures plus tard, fatigués d’attendre au mouillage, nous
gonflons l’annexe et nous pointons à la capitainerie, pour y
découvrir une (très !) longue queue de prétendants à une
place au port… Nous avons l’explication : l’ARC et ses
deux cents participants a fait virer cent cinquante clients réguliers
du port, qui retournent tous en même temps à leur place, avec en
plus tous ceux qui attendaient un emplacement avant la traversée,
comme nous… Bref : nous sommes finalement à quai trois heures
plus tard. Et à nous les douches et les tapas dans le vieux Las
Palmas !
Samedi 30. C’est aujourd’hui que Yan nous quitte pour
retrouver les frimas de Grenoble, des trémolos dans la voix et des
images plein les yeux et la tête. Nous devrions retrouver nos poids
« normaux » sous peu… Le départ est prévu lundi 2
décembre : le complément de courses, surtout du frais, est
fait. Les derniers bricolages occuperont le dimanche.
¨Préparation du grand pavois…
Et comme d’hab, on vous racontera la suite après l’arrivée à
Pointe à Pitre, autour du 20 décembre.
Peut-être.
Si vous êtes sages.
_____________________________
1 Le Code D est une sorte de spinnaker asymétrique, grande voile d’avant dont la surface est deux fois et demi celle du génois.