La nuit est courte : Marta et Pierre nous quittent à six heures pour rentrer sur Antibes, boulot oblige… On va donc se retrouver entre trois mecs plus trop frais pour rentrer sur Toulon : Jacques, Bernard et Claude.
Nous profitons du gasoil hors-taxe de Gibraltar avant de partir. Et c’est vers dix heures trente que nous prenons la direction de Toulon, à un peu plus de 700 milles : cinq jours si tout va bien.
La météo n’est pas très encourageante pour le début, avec un léger vent de face : c’est donc au moteur que nous sortons du Détroit. En fait, nous ferons une journée complète de moteur. Ensuite, la météo nous promet un peu de vent favorable.
En attendant, nous profitons du spectacle des dauphins qui nous font plusieurs visites. Ce n’est pas la première fois que nous admirons ces animaux, mais nous ne nous lassons jamais de leurs jeux autour du bateau.
Samedi 15
Promesses de vent non tenues : la météo aurait elle été influencée par nos brillants politiciens ? Nous chargeons les GRIBs de quatre modèles de prédiction différents : GFS, Arôme, Arpège et Arpège EU. Aucun impact sur la météo : le calme s’installe… Nous continuons au moteur toute la journée, puis la nuit, de vendredi.
Enfin, vers sept heures, le vent tant attendu semble se décider : le génois est vite déroulé et Perkins envoyé faire la sieste. C’est au grand largue que nous remontons les côtes d’Espagne, entre cinq et six nœuds.
Vous vous en doutiez, non ? Le vent retombe, donc re-moteur. Puis sur le coup des 12h30, le vent revient : arrêt moteur voiles déployées, juste au moment, ça tombe bien, de manger le succulent repas préparé par Bernard : coquillettes et restes de rôti de porc d’hier, agrémentés de champignons et de crème fraîches… Vous aussi, vous salivez ? Mais là, au moment de servir, des coups sourds se font entendre sous la coque, au niveau de la quille. On a dû accrocher un OFNI1. Pas grave, on va mettre le bateau bout au vent pour l’arrêter, et l’intrus se décrochera tout seul. Ça, c’est la théorie. La réalité est très légèrement différente : il faut plonger pour aller dégager de l’hélice un bout attaché à une bouée de filet de pêche qui était partie à la dérive. C’est elle qui tapait sur la coque. Le bout s’est évidemment pris autour de l’hélice, et il faudra les efforts de Bernard et Claude pour le dégager et pouvoir ainsi utiliser à nouveau le moteur. Bref, presqu’une heure et demie de retard pour le déjeuner…
Heureusement qu’on a pu dégager l’hélice : faute de vent, nous brûlons du gasoil jusqu’au lendemain matin.
Porte manivelle de winch de merde
Cette rubrique se veut un coup de gueule contre les merdes (vous me connaissez : je pèse mes mots) vendues souvent à prix d’or, avec l’assurance pour l’acheteur d’avoir choisi ce qui se fait le mieux sur le marché. Rien n’est trop beau pour les plaisanciers réputés plein aux as.
Aujourd’hui, l’objet de l’ire du captain sera un étui porte manivelle de winch. Le cockpit de Kousk Eol est équipé de deux de ces réceptacles, bien pratiques pour mettre les manivelles à l’abri une fois les écoutes bien étarquées.
Un équipier un peu sanglier, lourd et maladroit, avait confondu un de ces étuis avec une marche pour sortir du cockpit. Et avait arraché ledit étui qui jusque là remplissait à merveille son rôle de récipient à manivelle, le rendant ainsi inutilisable.
Qu’à cela ne tienne : visite chez le shipchandler le plus proche, où trône sur un présentoir un magnifique étui, bicolore s’il vous plaît : nous n’en demandions pas tant, mais c’est le seul modèle disponible. Il doit être vachement bien, vu le montant de la facture. Pas une minute n’est perdue pour l’installer.
Et, comment dire ? Je vous laisse juger sur photo de l’état de ce porte manivelle moins de quarante-huit heures après son installation… Et comme nous étions partis, impossible d’aller demander des comptes au vendeur pour oser proposer des merdes pareilles… Cheapchandler, oui !
Dimanche 16
Ah, ça va mieux après cette minute de défoulement !
Donc disais-je, moteur toute la nuit. Vers dix heures, au large d’Ibiza, le vent promis par la météo pointe enfin son nez : il nous oblige à faire du près, mais tout est mieux que le moteur ! Et il devrait adonner au nord de l’île. Depuis le temps que nous attendions de pouvoir utiliser les voiles, nous n’allons pas faire les difficiles ! Surtout que nous avançons entre six et sept nœuds.
Mais évidemment ça ne dure pas, et Volvo s’y recolle dans l’après-midi. Décidément, cette dernière traversée n’aura pas beaucoup mis à l’épreuve notre maîtrise vélique. Nous vidons même les trois jerrycans de vingt litres dans le réservoir principal : ça risque d’être juste si nous n’avançons pas un peu à la voile.
Lundi 17
10h : les dernières estimations donnent un ETA2 pour demain mardi en début de soirée. Pour l’instant nous sommes toujours au moteur. Côté fun, on repassera ! La surface de la mer est un vrai miroir, et une petite brume s’est installée sur 360º : plutôt un signe de marée barométrique… Le moral d’acier de l’équipage commence à exhiber des traces d’oxydation. On entend même quelques suppliques : « Allez, Poséidon, sois sympa ! » « Oh, Éole3, tu fais quoi, là ? » « Neptune, tu le sais qu’on t’aime ! »…
Et voici que juste après les tripoux de Laguiole, un vent de sud-est d’une douzaine de nœuds s’établit : d’après les GRIBs il devrait nous pousser par vent de travers jusqu’à Toulon. On va y croire ! Pour l’instant Kousk Eol file à six nœuds sur une mer plate.
Puis le vent monte, les copains, autour de vingt nœuds: les alertes et appels à l’aide sur le canal 16 de la VHF augmentent. C’est d’abord un bateau de pêcheurs avec trois personnes à bord qui disparaît dans les eaux espagnoles (et qui est retrouvé plus tard), puis un coup de vent en Corse où la SNSM ne doit pas chômer.
Nous profitons d’une mer relativement clémente pour accumuler les milles. Bien sûr, vous nous connaissez, ça ne va pas durer : le vent continue à monter, dépassant souvent les trente nœuds, cette fois avec la mer. Bientôt, Kousk Eol est sous deux ris et une demi trinquette au près : notre vitesse est ralentie à chaque passage d’une grosse vague, et elles sont nombreuses !
Et ce sera notre lot jusqu’aux Embiez. Pourquoi les Embiez ? Tout simplement parce que le vent refuse régulièrement, nous obligeant à tirer plus à l’ouest, à un près le plus serré possible.
A 20 h, nous sommes légèrement à l’ouest des iles des Embiez : la proximité de la côte fait que la mer s’est bien assagie, et nous la longeons au plus près au moteur jusqu’au Cap Sicié, le Cap Horn local. Ensuite, c’est l’arrivée dans le port de Toulon, puis l’amarrage à notre place dans la Vieille Darse le 18 juin, où Maryse nous attend avec une frontale : minuit, Kousk Eol est à quai ! Fin de notre périple de pratiquement 4000 milles depuis Pointe à Pitre, et fin d’une belle aventure.
C’est tout : vous pouvez enfin vaquer à des activités plus profitables à la Nation, qui en a bien besoin en ce moment !
10h40 : les formalités de départ (clearance) faites, nous larguons les amarres de la marina de Ponta Delgada, direction Gibraltar à un peu plus de mille milles plein est.
George nous quitte comme prévu pour rentrer en Californie. La nature n’ayant pas un goût trop prononcé pour le vide, la place vacante est comblée par Marta et Pierre, des amis d’Antibes, tous les deux à la SNSM1 : on va être surveillés de près, côté sécurité ! Et le nationalisme culinaire de notre nouvelle équipière italienne remplace les spécialités savoyardes par du risotto, de la farine de maïs et de pois chiche, du grano padano et du parmiggiano…
Pour l’instant, le départ est un peu mou, le vent s’étant mis aux abonnés quasi absents. La risée Perkins2 est donc sollicitée pour nous dégager au sud de l’île. Puis le vent reprend petit à petit en atteignant l’extrémité est de Sao Miguel.
L’examen des GRIBs et les discussions avec d’autres bateaux nous font privilégier une route plus au sud que la route directe pour profiter de vents plus favorables et éviter des zones de calme.
La quête du sashimi ultime est lancée par Bernard : il n’y a pas trop de sargasses, donc les espoirs sont grands… Effectivement, une ou deux heures plus tard : zzzzzziiiiii fait un moulinet ! La ligne est vite remontée pour découvrir un oiseau accroché par le bec… Les oiseaux sont des cons, comme dirait Chaval, et celui-ci n’avait qu’à pas jouer au puffin avec le Nanard, qui, magnanime, le décroche et le relâche.
Mardi 4
Nuit tranquille, au moteur malheureusement. Vers 2h30, une fusée blanche monte dans la nuit au loin derrière nous. Fusée unique, sans appel VHF. Bizarre.
Au petit matin, le vent se lève prudemment, de l’arrière : le café avalé, nous arrêtons le moteur et mettons la grand-voile et le génois en ciseau. Et nous atteignons gaillardement les cinq nœuds, les copains ! Il faut savoir revoir à la baisse ses ambitions… Surtout que les deux ou trois prochains jours ne devraient pas nous permettre de faire des moyennes inoubliables.
Bon d’accord, ça roule un peu, et la grand-voile a du mal à rester gonflée. Néanmoins, pendant ce temps, nous ne brûlons pas de carburant hydrocarburé. Malgré une retenue, la bôme se balade un peu au gré des vagues, et après quelques heures de ce traitement, un des renvois d’écoute de grand-voile, au niveau du vit de mulet, réussit à se dévisser… Mais l’équipage, n’écoutant que son courage, bondit sur le roof instable, clef et pince dans les mains, et en moins de temps qu’il ne faut pour écrire ces inepties, te remet le renvoi récalcitrant en place, je te dis même pas…
Mercredi 5
La journée d’hier s’est écoulée tranquillement : petit vent arrière dans la journée, voiles en ciseaux, puis moteur dans la nuit parce que la vitesse était tombée sous les trois nœuds…
Et vers 5h30, le vent décide de se lever avant nous : moteur au repos, génois et grand-voile illico réglés au bon plein. Kousk Eol glisse entre six et sept nœuds sur une mer calme : pô pire !
Vers 11h30, début de mutinerie dans le carré : Marta, qui, rappelez-vous, a apporté de la farine de pois chiches, prépare de la farinata. Pour les Niçois du bord, Pierre et Bernard, tout simplement de la socca, une recette de plus soi-disant volée par les Italiens. Seule une menace de mise aux fers après séance publique de knout prononcée par un captain impatient de goûter à cette première sur Kousk Eol met fin à la discorde. Avant les dérives que soit-disant les Niçois ont été des Italiens, et que c’est même pas vrai, c’était des Savoyards… On entend encore bien ruminer à voix basse, mais un calme plus propice à la dégustation des farinatas/socca s’installe.
Entre-temps, dans la classification des équipiers sur Kousk Eol3, une sous-catégorie du sanglier est créée : le miettogène, qui, comme son nom le laisse percevoir, sème des miettes tout autour de lui, quel que soit l’aliment engagé dans un processus d’ingurgitation : le pain, les biscuits, le fromage un peu sec, le riz, même les pâtes… La liste n’est évidemment pas exhaustive : le miettogène sait montrer de la créativité pour marquer son passage.
En fin d’après-midi, à environ deux cents mètres derrière le bateau, une baleine nous fait le coup de la queue en l’air au moment de plonger… Nous apercevons plusieurs fois des dauphins, mais aucun ne vient jouer à l’étrave.
Jeudi 6 juin
La nuit fut un peu musclée… Après un démarrage au moteur, faute de vent, nous avons dû jongler avec les ris, pour finir avec trois ris et une demi-trinquette dans une mer formée. Le risque est fort de ne pas avoir de carbonara pour midi, notre chef refusant d’aller aux fourneaux par ces conditions !
Effectivement, le risque se concrétise… Nous mangerons même sur le pouce ce soir, et la nuit sera tout sauf réparatrice. Les discussions sur l’origine du mot « plaisance » évoquent des histoires de béotiens incultes et ignares4 qui auraient mieux fait d’aller courir après les escargots plutôt que de parler de domaines dont on peut se demander légitimement s’ils en ont la moindre connaissance…
En attendant, le vendredi matin semble prometteur : le vent tourne, certes légèrement, vers le nord, rendant le bord de près vers Gibraltar moins inconfortable. Surtout qu’il baisse un peu aussi, le vent : les ris sont progressivement largués, et la trinquette remplacée par le génois. Les alizés portugais5 seraient-ils proches ?
On aura peut-être droit à la carbonara ce soir ! Dont la recette créée des tensions à bord, les partisans d’ajouter de la crème fraîche se heurtant frontalement à Marta pour ne pas la nommer, qui crie à l’hérésie. Elle va même jusqu’à décréter l’espace culinaire de Kousk Eol territoire italien pour tout ce qui touche à la cuisine !
Information non contestable : Gibraltar est à 530 milles.
Et le soir, rien n’a été laissé au fond de la casserole de carbonara, sans crème.
Samedi 8 juin
La nuit dernière fut tranquille : nous avons enfin touché les alizés portugais ! Qui nous poussent allègrement entre six et sept nœuds droit sur Cadix, avec une mer apaisée, avec des pointes à plus de huit nœuds. Nuit d’autant plus tranquille que nous avions à digérer la carbonara tant attendue, et sans crème…
Mais Cadix ? Pourquoi Cadix, et pas Gibraltar me demanderez-vous ? Non ? Vous ne me le demanderez pas ? Je m’en fiche : je vais quand même vous le dire…
Peut-être avez-vous entendu parlé des orques qui s’amusent à arracher les safrans des voiliers qui passent par le détroit ? Plus de six cents incidents depuis quatre ans, allant de la simple intimidation jusqu’aux safrans brisés, faisant même couler certains voiliers. Les scientifiques n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les raisons de ces attaques. Il semblerait que ce ne soit qu’un jeu pour ces magnifiques mais impressionnants animaux. Les navigateurs essaient de trouver des parades, du traînard émettant des sons au pétard explosant sous l’eau. Une autre tactique est de contourner la zone où se produisent les attaques. Cette zone couvrant pratiquement toute la surface à l’ouest du détroit, la tactique serait de longer la côte à une profondeur de vingt mètres, où les orques ne se risquent que très rarement. C’est notre choix : nous visons Cadix, puis longerons la côte jusqu’à l’entré de la Baie d’Algesiras, soit environ 55 milles, où se trouve Gibraltar et la marina Alcaidesa (à la Linea de la Concepcion, ville frontalière côté espagnol) où nous nous arrêterons. Les quarts se feront à deux, pour surveiller la profondeur et le trafic, intense à cet endroit).
Oh les épaulards : c’est assez ! Circulez !
Dimanche 9
Nuit sans histoire de nouveau avec un vent régulier autour de dix à douze nœuds nous poussant dans la bonne direction sur une mer aussi plate que l’encéphalogramme d’un représentant de certains de nos partis politiques. Malheureusement, le ciel est complètement voilé et une fine bruine oblige à se mettre à l’abri sous la capote, voire dans le carré.
Au matin, nous sommes à 220 milles de Cadix. Puis le vent tombe, obligeant à réveiller Volvo, qui était au repos depuis trois jours.
Kousk Eol, l’équipage et le captain
Depuis quelques temps, une entreprise s’est installée à bord, parmi l’équipage, pour tenter par tous les moyens ne mettant pas en danger Kousk Eol de ramener le captain, tristement connu pour son intransigeance maladive et son exigence délirante, à des comportements plus en rapport avec une activité parfois qualifiée de plaisance.
Ces sycophantes adulateurs, aussi veules que flagorneurs, n’ont rien trouvé de mieux que de flatter la suffisance de l’Être Suprême du bord par des qualificatifs plus évocateurs les uns que les autres pour s’adresser à Lui :
Son extrême luminescence
Son immensitude éclairante
Sa grandilescence démesurée
Votre magnifitude resplendissante
Sa magnifiscense galactique
Son omniscience éclairante
Pffff… Les sots ! Comme si de vulgaires assemblages de mots improbables pouvaient ne serait-ce qu’entamer l’airain dont est fait l’égo de ce leader adulé… Quoique…
Lundi 10
La nuit avait débuté au moteur, mais l’alizé, sans doute vexé, dans un sursaut d’orgueil, décide de montrer de quoi il est capable. Et sur le coup des une heure du matin, les voiles sont redéployées. Quel bonheur de sentir Kousk Eol glisser sur une mer lisse avec des pointes à huit nœuds !
A sept heures, la côte est à 90 milles…
À l’approche du détroit de Gibraltar, le nombre de cargos/pétroliers/paquebots croisés augmente en flèche, obligeant à une veille un peu plus active : nous croisons leur route, aussi bien descendante que montante.
Comme expliqué plus haut, l’idée est de tenter d’échapper aux orques : nous avons récupéré une photo de la zone, que nous allons contourner. Donc, cap sur Cadix, et justge avant d’arriver, cap vers le sud, le long de la côte. De nuit : il faut donc veiller activement, les pêcheurs étant relativement nombreux. Nous évitons de justesse un très long cable muni de bouées non éclairées : il nous faudra près d’une heure pour trouver notre chemin autour de lui !
Au matin, nous sommes devant Tarifa : la baie d’Algesiras n’est plus très loin ! Le caillou est visible dans le lointain. Et vers onze heures le mardi 11, nous nous amarrons sous la capitainerie de la marina Alcaidesa, les yeux picotant après une nuit de veille, mais sans avoir vu d’orques.
Petite sieste, puis douche, puis virée à Gibraltar, puis… Mais ceci est une autre histoire : on vous racontera. Peut-être.
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1 Société Nationale de Sauvetage en Mer : l’organisme qui se charge des sauvetages le long des côtes françaises.
2 Le moteur Volvo de Kousk Eol est construit sur une base de moteur Perkins.
3 La lectrice ayant soif de savoir et avide de parfaire sa culture kouskéolienne est invitée à se référer à l’excellent ouvrage de littérature iodée « Carrément à l’ouest », disponible dans toutes les bonnes pharmacies, pour un traité sur les différents types d’équipières. Quant à vous, les mecs, ne rigolez pas trop tôt : ça vaut aussi pour les mâles.
4 Bon d’accord, ça pue le pléonasme. Mais il faut parfois savoir faire dans la redondance pour bien faire passer le message.
5 Vent du nord, assez régulier, descendant au large des côtes du Portugal, promesse d’un grand bord de travers quasi direct vers Gibraltar.
Après quelques retards dus principalement au manque de rigueur d’un des membres de l’équipage qui avait oublié chez lui la carte SIM du téléphone Iridium du bord (le soi-disant capitaine qu’on ne nommera pas ici pour ne pas trop en rajouter à la honte extrême qui s’est abattue sur lui), nous pouvons finalement larguer nos amarres le mardi 7 mai 2024…
Et à midi et quart, plein de gasoil fait, nous filons vers la Pointe des Châteaux, avant de piquer vers le nord et Horta à environ 2300 milles.
Et « nous », me demanderez-vous, c’est qui ?
Il y a tout d’abord, expérience oblige, l’Amiral Jacques, Cap Hornier de son état et équipier de longue date sur Kousk Eol, qui entreprend ici sa dixième traversée de l’Atlantique. Excusez du peu.
Autre équipier de poids, Bernard, qui a déjà deux traversées de l’Atlantique à son actif : la route des alizées par les Canaries, et la remontée depuis Cape Town vers les Antilles. Accessoirement, il a aussi été champion du monde en quarter tonner au siècle précédent. Et il fait bien la cuisine !
Il fallait bien un petit nouveau à cet équipage : c’est George qui s’y colle. C’est sa première « grande » traversée, mais il a déjà navigué sur Kousk Eol. Et il apporte avec lui tout son talent de cuisinier : ça sent déjà la compétition entre lui et Bernard… George a été accepté de justesse à bord : il vient tout juste d’avoir la nationalité française (après l’écossaise – Mac Gregor oblige-, et l’américaine – il vit en Californie-).
Puis le dernier, Le Glaude, qu’on aimerait bien éviter de présenter. L’environnement kouskéolien n’ayant jamais prétendu à la démocratie, il a réussi à usurper le titre de Captain. Rôle qui sera difficile à tenir devant l’accumulation de connaissances et de pratiques réunies à bord…
Et évidemment, on évitera ici de parler de moyenne d’age : on évoquera plutôt l’expérience accumulée. De même, toute photo d’un membre de l’équipage appuyé sur sa canne, une main dans le dos, sera bannie du blog.
Vendredi 10 mai
Troisième jour de navigation. Le départ de la marina du Bas du Fort se fait au moteur jusqu’à la Pointe des Châteaux, extrémité est de la Grande Terre, pour cause de vent faible et dans le nez.
Première péripétie devant l’ilot du Gosier : nous passons près d’un voilier qui appelle à l’aide. Il semble qu’il ait une voie d’eau, mais réagit bizarrement, avec un fort accent, à notre proposition d’aide… Finalement il se contente de prendre le numéro de téléphone GSM des secours, le 176.
La Pointe des Châteaux est doublée à la tombée du jour : nous pouvons enfin mettre les voiles et nous déhaler entre 5 et 6 nœuds vers le nord-est pour contourner le centre de l’anticyclone dit des Açores.
Après une période de vent faible, nous entrons dans une zone nuageuse très étendue, où les rafales dépassent les 30 nœuds : occasion de se rappeler comment on prend des ris dans la grand-voile, et de tester la nouvelle trinquette sur son nouvel étai. Nous faisons des pointes à plus de 8 nœuds, avec deux ris dans la grand-voile et la trinquette.
Mais tout ceci est évidemment éphémère, et depuis hier nous naviguons au moteur pour rejoindre la zone ventée au nord de l’œil de l’anticyclone.
Dans la soirée, une barre nuageuse bien noire et parfois zébrée d’éclairs nous fait face : hors de question de l’éviter, elle est bien trop large. Nous nous préparons donc à du vent fort : ça fait bientôt deux jours de moteur, ce qui a un côté un peu déprimant sur un voilier. Un ris est pris dans la grand-voile, les capots et hublots sont fermés, les cirés prêts à être enfilés… On décidera le moment venu pour la voile d’avant : génois enroulé ou trinquette.
Le vent monte progressivement, mais le grain s’évapore petit à petit. C’est avec le génois que nous filons à plus de sept nœuds sur une mer relativement plate. Et cette situation durera toute la nuit : pô pire. Ça économisera du gasoil qui risque d’être utile un peu plus loin.
Dimanche 12
La journée d’hier fut plutôt plaisante. Grand-voile et génois le matin, à plus de six nœuds. Nous apercevons une voile dans le lointain, à l’ouest. Mais pas de signature AIS … Deux ou trois heures plus tard, le voilier n’est plus qu’à environ un demi mille, mais pas de volonté d’échanger…
Le vent perdant un peu de sa puissance, nous mettons le Code D qui nous déhale à plus de sept nœuds, et nous éloigne du coup de l’autre voilier.
La nuit a mis du piquant dans les premiers quarts. Nous ne pouvons éviter une impressionnante barrière nuageuse noire… Tout d’un coup, le vent part dans toutes les directions, affolant le pilote automatique, que du coup nous relayons à la mimine. Le Code D est rentré depuis belle lurette, remplacé par un ris dans la grand voile et les deux tiers du génois. Des éclairs diffus illuminent Kousk Eol. La pluie, ne voulant pas être de reste, arrose copieusement le pont ainsi que Bernard, qui est de quart à ce moment.
Puis tout se calme, et la deuxième partie de nuit est plus civilisée.
Et aujourd’hui, c’est une belle journée quasiment sans nuages, avec un bon vent, qui nous accueille au réveil.
Mardi 14 mai
Hier matin, nous ressortons le Code à DD, qui nous tire bien dans un vent un peu faible et une mer belle.
En fin de journée, une barrière de nuages noirs nous incite à anticiper : le Code D est rangé, remplacé par le génois, mais la main sur les manœuvres de ris…
Et dans la nuit, nous nous retrouvons sous un gros grain très actif. Dire que la pluie tombe à verses flirterait avec l’euphémisme le plus convenu… C’est avec trois ris dans la grand voile et la trinquette à moitié roulée, une mer qui se lève, que Kousk Eol cavale avec des pointes à plus de neuf nœuds ! Le liston est dans l’eau plus souvent qu’à son tour. Pas de tout repos… Mais bon nous avançons bon train dans la bonne direction.
Au matin, changement radical : le ciel se dégage, et le vent tombe en passant au sud. Nous sommes obligés de lofer vers l’est pour remplir les voiles (le génois a remplacé la trinquette) et avancer autour de quatre nœuds dans une mer qui met du temps à se calmer.
Le débat rituel quotidien peut être tenu : mais que va-t-on manger à midi1 ? Depuis le départ, George et Bernard se challengent pour concocter les plats les plus originaux utilisant les produits et ingrédients trouvés à bord. Depuis que le frais a disparu (tomates, courgettes, carottes,…), les recettes tournent autour des conserves, des pâtes, du riz. Heureusement, il y a le fromage, le jambon, les saucissons laissés par Cathy !
Il y a bien les tentatives de pêche, infructueuses pour l’instant. George nous avait bien expliqué que pour les marins anglo-saxons, la présence de bananes à bord (l’équivalent de notre rongeur à grandes oreilles, mais semble-t-il en moins inquiétant) était très néfaste pour attraper des poissons. Nous avons donc fini les bananes. Et maintenant nous remontons des sargasses… Dommage qu’on ne puisse en faire de la salade. En attendant, les promesses de sushis à la dorade ou au thon s’éloignent inexorablement…
Dans l’après-midi, le vent passe brutalement au nord-ouest : empannage et nous nous retrouvons sur la route bâbord amure, au petit largue, dans une mer qui se calme rapidement. Kousk Eol glisse sur l’eau, pour le plus grand plaisir de l’équipage : enfin du repos sur des couchettes qui cessent leurs allers-retours incessants d’un bord sur l’autre !
La situation durera toute la nuit, avec les quarts les plus tranquilles depuis le départ.
Mercredi 15 mai
C’est aujourd’hui que nous franchissons la moitié de notre traversée : 1150 milles sur un total de presque 2300. Pour fêter l’évènement, George nous prépare un brownie… Qui ne durera pas longtemps !
Malheureusement, le vent re-bascule au sud-est, en faiblissant, obligeant à remettre le moteur. Heureusement, la mer est toujours aussi calme, et nous avançons entre 5 et 6 nœuds.
La météo que nous envoie André n’est pas très réjouissante… L’anticyclone semble se balader, et remonter très au nord, installant de vastes zones de calme sur notre route. Contourner ces zones semble irréaliste : nous continuerons à utiliser le moteur, tout en essayant d’économiser le gasoil. En principe, nous devrions affleurer les dépressions dimanche, promesse de vent portant vers Horta. Mais dimanche, c’est dans plusieurs jours, et la situation peut encore bien changer d’ici là.
Entre temps, l’aileron d’un requin nonchalant passe à l’arrière de Kousk Eol, avant de replonger.
La nuit, nous organisons bien entendu des quarts : deux heures chacun, à partir de 22 heures, jusqu’à 6 heures, heure « normale » de début de journée. Et nous tournons en nous décalant d’un cran chaque nuit. Le quart le plus long est le premier, parce que personne n’attend 22 heures pour aller se coucher. Les plus pénibles sont ceux de minuit et 2 heures du matin, où il faut se lever souvent en plein sommeil. Le plus cool est le dernier, qui voit le lever du jour, et est l’occasion d’un café tranquille en terrasse…
Vendredi 17 mai
De nouveau une nuit tranquille, au moteur. Ça fait dix jours que nous sommes partis de Pointe à Pitre, et nous sommes enfin en dessous de la barre des mille milles de Horta.
Belle surprise : à 7h40, un groupe de gros dauphins nous suit pendant quelques instants. Mais contrairement à ce que nous avions pu remarquer précédemment, ils ne viendront pas nous narguer à l’étrave. Ce sont les premiers dauphins depuis plus d’un an !
Puis, caprice anticyclonique, l’alizé frémit à nouveau, donc re-voile… Devant nous au loin à l’est, de gros nuages semblent annoncer un changement de temps.
Pour marquer le coup, pour ces dix jours, un repas gastronomique est prévu : cassoulet antillais, rien de moins. En vérité, le frais ayant été mangé, nous tapons dans les conserves pour changer un peu du riz-pâtes. Mais si on ne peut plus se raconter des histoires… Et n’oublions pas la noix de jambon et le fromage apportés de Haute Savoie par Catherine et Christian, petites gâteries très gustatives fort appréciées par l’équipage !
La digestion aidant, les délires reprennent : « Finalement, les grandes traversées comme celle-ci, ce ne serait pas comme les séjours dans la station orbitale ? L’apesanteur en moins ? ». Espace confiné sans possibilités de s’échapper un peu, grandes discussions pour réparer le monde, lectures ou autres activités individuelles, sempiternel débat sur la nature du prochain repas (ou comment faire de l’original avec du riz, des pâtes et des boites de conserve), etc : la comparaison n’est pas totalement loufoque.
En attendant, nous jonglons finement avec les traces de zéphyr pour économiser le distillat carboné de fossiles préhistoriques : pas de moteur depuis plus de vingt-quatre heures. Bon d’accord, pas à une vitesse délirante : moins de cinq nœuds de moyenne. Mais nous sommes passés sous la barre psychologique des 900 milles vers Horta. ».
Soudain, une exclamation : « Y a un machin qui flotte avec un pavillon droit devant ! ». En fait, un objet flottant qui pourrait être une balise, avec un dispositif d’écho radar au sommet d’un mât. Nous décidons de ne pas y toucher…
A propos, pourquoi on a choisi cette route et pas une autre ? Dans des traversées aussi longues, le choix de la route est primordial. Heureusement, sur un voilier, l’algorithme est simple : on prend la route garantissant un maximum de vents favorables. Sauf que la météo n’est jamais réputée figée : elle change tous les jours, la traîtresse, et les prévisionnistes ont fort à faire pour tenter de prédire ses caprices. En gros, dans notre cas, il faut faire le tour du cœur de l’anticyclone dit des Acores, zone sans vent, par l’ouest pour suivre les vents dominants, qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre2 dans l’hémisphère nord. Sauf que cette année, ledit cœur s’étale très à l’ouest, rallongeant de façon significative la route. Nous décidons donc de prendre une route presque directe, légèrement plus au nord, avec des bidons de gasoil en réserve pour les zones sans vent. Une fois le cœur traversé, il ne faut pas monter trop au nord, au risque d’avoir à affronter les dépressions, souvent musclées, qui descendent du Canada. On verra à l’arrivée si ce choix était le bon…
Dimanche 19 mai
Encore une nuit trop tranquille, avec mélange de voile et de moteur. On ne battra pas de record cette fois encore. Mais Horta approche : encore 750 milles dans la matinée.
Un groupe de gros dauphins (le quatrième depuis notre départ) passe à l’arrière, sans velléité de s’approcher, voire jouer à notre étrave. Et toujours rien au bout de nos lignes.
D’après la météo, cette fois relayée par André et Jean-Christophe via Iridium, le vent devrait passer au sud-sud-ouest d’ici demain soir, entre dix et quinze nœuds : plutôt pas mal pour nous pousser en ligne directe vers les Açores. Devrait : comme St Thomas, on demande à voir…
Pour ceux qui se demanderaient : « Mais qu’est ce donc que c’est que ce truc au nom bizarre, Iridium ? », c’est une technologie maintenant un peu dépassée de communication utilisant une constellation de satellites en orbite basse. Qui permet, avec le terminal téléphonique adéquat, de communiquer n’importe où dans le monde. Quand ça marche… Il semblerait que le déploiement de Starlink du sieur Musk soit en train de reléguer Iridium au rang des curiosités à l’avenir un peu sombre. Mais bon, sur Kousk Eol, nous avons un terminal Iridium depuis pas mal de temps, et n’avons donc pas investi dans Starlink. La prochaine fois ?
En attendant, le retard de la dépression salvatrice et ventée promise par la météo est en passe de générer une dépression chez l’équipage…
Lundi 20, 16h30 : « Ça mord ! »… Enfin une touche : un beau thon d’environ 7 kilos s’est fait prendre , vite vidé et transformé en filets. C’est la première prise depuis bien longtemps. Sashimis ce soir !
Mais toujours pas de vent… La dépression promise se fait attendre… Pourtant, il ne faudrait pas qu’on brûle trop de gasoil : il faut en garder un peu pour l’arrivée !
En attendant, les sashimis sont excellents ! Et il reste assez de thon pour deux autres repas : steaks mi-cuits (avec sa sauce chien) et ceviche.
Mardi 21 mai
Les nuits se suivent et se ressemblent : moitié voile, moitié moteur… Il faut commencer à économiser sérieusement le gasoil : nos estimations prévoient encore une quinzaine d’heures, et il faut en garder pour les manœuvres à l’arrivée.
Dans la matinée, le vent passe finalement au sud-sud-ouest : le génois est vite tangonné, et les voiles mise en ciseaux. Nous arrivons à nous déhaler entre 4 et 5 nœuds, sur une mer heureusement plate. Et à midi et demi, nous passons sous la barre des 500 milles de Horta. Dernières nouvelles du DD : le vent devrait se renforcer -10/15 nœuds – dans l’après-midi, et 20/25 nœuds demain, avec un ETA3 pour Horta le 24. Ben on va y croire, les copains…
Jeudi 22 mai
La journée d’hier avait bien démarré ; vent poussant dans le bon sens, à une allure assez soutenue. Mais rapidement on a compris qu’on était sur le bord d’une dépression venant du nord. La game des trois ris y est passée : de un ris le matin à trois ris dans la soirée, deux tiers de trinquette remplaçant le génois. La mer grossit vite, avec des vagues de plus de trois mètres. Le bateau fait des pointes à plus de dix nœuds. Nous sommes tellement secoués que le repas du soir se résumera à quelques biscottes et un verre d’eau. Heureusement le pilote tiendra toute la nuit, malgré les incessantes embardées. Nuit durant laquelle personne n’a vraiment dormi…
La météo d’André promet toujours une bascule du vent au nord-ouest, autour de 15 nœuds, avec lequel nous devrions pouvoir faire une route directe vers Horta, dans de meilleures conditions.
13h15 : nous lâchons le ris trois, après avoir empanné. Nous prenons un peu plus de vitesse, mais à 15 degrés au-dessus de la route, et toujours pas de bascule du vent… Nous sommes maintenant sous les 200 milles avant l’arrivée.
Le vent remonte évidemment, et nous reprenons le ris trois pour la nuit, avec la trinquette, avec vingt nœuds de vent établi, hors rafales, et une mer agitée.
Vendredi 24 mai
Le vent d’ouest tant promis, et attendu, arrive enfin : le génois remplace la trinquette, et les ris deux et trois remontent en haut du mât. Rien de bien violent toutefois…
A 16h15, Horta n’et plus qu’à 25 milles !
Et vers 20h30, nous mettons l’ancre devant la capitainerie, c’est la procédure : il faudra faire les formalités demain matin. 17 jours et demi depuis Pointe à Pitre : même tarif que les fois précédentes, finalement une bonne moyenne.
Et le lendemain, formalités faites, nous nous mettons à couple d’un voilier anglais, jusqu’à notre départ vers Ponta Delgada, le 27 mai.
En attendant, Cathy et Marion nous rejoignent après leur tour à Pico, pour visiter l’île de Faial. Et prendre un verre au Peter’s Bar!
Mardi 27
Les escales, c’est cool, mais il faut songer à avancer si nous voulons être à Toulon autour de la mi-juin. Donc, nous larguons les amarres et mettons les voiles vers le port suivant : Ponta Delgada sur l’île de Sao Miguel, à un peu plus de 150 milles à l’est. 150 milles qui seront avalés en 22 heures d’une navigation plutôt tranquille.
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1 Après le repas de midi, c’est dans la foulée que celui du soir est discuté, bien évidemment !
2 Qui se souvient encore des montres à aiguilles ? Bien sûr, pour faire pédant, j’aurais pu dire ; sens trigonométrique inverse… C’est à vous de voir.