Samedi 26 novembre 2022, 10 heures 30 : c’est l’heure d’y aller… Les courses sont faites, les réservoirs d’eau pleins. Petite particularité de la marina de Santa Cruz : il n’y a pas de poste à carburant… Bizarre, alors que beaucoup de bateaux s’arrêtent ici avant la traversée. Ça nous aide à décider qu’il devrait nous rester suffisamment de gasoil.
Petit commentaire liminaire, avant que tu ne te lances, lectrice1, dans le déchiffrage de ce chapitre. La traversée depuis les Canaries va prendre un peu plus de deux semaines, nos sponsors personnels n’ayant pas daigné nous équiper d’un coursier dernier cri volant sur les eaux sur ses foils afin de caracoler en tête de la ‘oute du ‘hum. Et cette remarque de dépit n’enlève rien aux qualités de Kousk Eol, super voilier entre tous. Mais là n’était pas le propos : deux semaines, ça peut paraître un tantinet long quand l’univers se réduit à une étendue d’eau plus ou moins plate sur 360 degrés, avec un coucher et un lever de soleil par 24 heures. Et donc, cet environnement peut parfois devenir la cause de délires verbaux de la part du narrateur, dont le manque notoire de force intérieure n’est plus un secret pour personne. Il est encore temps pour toi, lectrice (et oui : toi aussi lecteur), de refermer cette page et de vaquer à des occupations plus gratifiantes pour la grandeur de la nation.
Toujours là ? Tu auras été prévenue…
Les amarres sont donc larguées, Anne-Sophie met le cap au sud ouest. D’après les derniers fichiers GRIB, l’alizé est bien établi. Mais pas si près de Tenerife : nous devons déjà faire un peu de moteur. Surprise en hissant la grand-voile : le shipchandler qui nous paraissait si sympathique nous a rabioté de deux mètres sur la fameuse bosse du deuxième ris. On doit donc s’arrêter au ris un. Pas trop grave car le vent doit s’établir vite autour de 20 nœuds.
Pour le moment, c’est la première fois que nous portons des shorts depuis notre départ de Toulon !
Dès la sortie du port de Santa Cruz, Eric choisit un rapalla pour la canne à pêche : sushi ce soir ?
Le vent monte progressivement, et avec le génois en ciseaux, Kousk Eol caracole autour de huit nœuds. Sur l’écran du PC, nous voyons plusieurs voiliers suivant à peu près la même route que nous. Certains vont sans doute s’arrêter au Cap Vert.
Puis le soleil se couche et la première nuit de la traversée nous enveloppe, faisant briller une voûte étoilée magique. Au fait : non, nous n’aurons pas de sushi ce soir… Par contre , on se fait rouler, au sens propre du terme. L’alizé est vraiment en place. Entre 20 et 25 nœuds, vent arrière : pas la plus confortable des allures dans une mer un peu indisciplinée, mais Kousk Eol avale les milles à un bon rythme.
Nous décidons même de prendre un deuxième ris et de réduire encore le génois. Le vent montera à 25 nœuds établis, permettant des pointes à plus de 14 nœuds !
Le pilote tient bon, mais même si nous réglons la réactivité au minimum acceptable, la consommation électrique reste élevée, et il faut prendre la barre de temps en temps pour permettre aux batteries de se charger avant la nuit. Une particularité de cette traversée, d’est en ouest, est que l’après-midi, le soleil vient de face, et les voiles font de l’ombre aux panneaux solaires… Pas la configuration idéale pour transformer les photons en électrons !
Lundi 28 : nous passons le Tropique du Cancer dans l’après-midi, fêté comme il se doit avec un bocal de babas au rhum du Comptoir de Mathilde. Publicité gratuite. Une tuerie, gentille attention de Stéphanie et Pierre.
Et puis, situation bizarre… Alors que j’étais en train de bricoler dans un coffre du cockpit, après avoir pris toutes les précautions possibles, si si je vous assure : capot sécurisé avec son crochet à la filière, et moi à genou pour compenser le roulis. Safe, je vous dis. Ben voilà-t-il pas que le crochet explose littéralement, lâchant traîtreusement le très lourd capot sur mon front. Vous y croyez, vous, à un crochet de sécurité qui casse ? Ça fait un moment que je les observe, A-S et E (je masque les noms par peur des représailles, pour qu’ils ne se reconnaissent pas). Je vous avais dit que je les soupçonnais de vouloir me débarquer en Espagne. Cette fois, ils passent à la vitesse supérieure : élimination physique… Je suis sûr d’avoir entendu « C’est raté ! » . Ils prétendent avoir voulu dire « Ah il ne s’est pas raté ! ». Euh, pardon, oui ? Que j’arrête mes délires tout de suite, ou bien pas de ti punch ? Bon. Je vais mettre un gros pansement sur ma parano pour l’instant…
Anne-Sophie s’y colle comme infirmière. « Euh, tu es sûre ? Tu t’y connais ? » « Évidemment ! J’aide Vincent à soigner les chevaux au hara. Alors, panser un vieux bourrin cacochyme… ». Ah bon ! Me voici complètement rassuré. Elle me coupe le bout de scalp qui pendouille sur mon front avec les ciseaux de la cuisine (qui entre nous coupent moins qu’un couteau à tartiner le beurre…), et me pose un beau sparadrap après désinfection. Je suis prêt pour aller bricoler dans l’autre coffre…
Mardi 29. Le vent est monté à 30 nœuds, et les vagues suivent : 3 à 4 mètres pour certaines. Et Eric de se pavaner à la barre : « Record battu ! Pointe à plus de 16 nœuds en surfant ! ». Comme c’est bien avant binouze o’clock, la prouesse est homologuée…
Si le tribord amure du début nous était favorable, ce n’est plus le cas : nous descendons trop bas, vers les îles du Cap Vert. On doit donc empanner. Je vous rappelle que nous sommes vent arrière , voiles en ciseaux. L’équipage, au top, mène la manœuvre dans un zéphyr musclé et une mer formée : génois roulé, tangon passé sur l’autre bord, puis virement vent debout sur l’élan, pour éviter de la casse. Nickel. Et nous reprenons la bonne route.
La nuit, nous commençons à entendre les poissons volants qui s’échouent sur le pont…
Notre première tentative de pêche se solde par une ligne cassée : il faut dire qu’à cette vitesse, seul un très gros pouvait mordre…
Jeudi 1er décembre. Premier échange de SMS via Iridium avec Christine, Cathy et Vincent pour donner notre position et dire que tout va bien. Nous sommes passés sous la barre des 2000 milles restants jusqu’à Pointe à Pitre (sur un total d’environ 2800 milles). C’est sûr, le zéphyr alizéen a bien pris ses vitamines cette année !
24 heures à bord de Kousk Eol. Et si on essayait de vous raconter comment ça se passe à bord ? Comment nous passons nos journées ?
Qu’est-ce qui rythme notre quotidien, dans cet environnement de solution de chlorure de sodium vaguement céruléenne jusqu’à l’horizon, quelle que soit la direction dans laquelle on regarde ? Quels sont les évènements jalonnant le NTM2 kouskéolien ?
Si on démarre avec le réveil de l’équipage, vers 7 heures 30, la première activité est de faire chauffer de l’eau pour un café ou un thé, puis d’avaler quelque chose de plus solide tout en discutant des derniers quarts : « Comment s’est passée la nuit ? As-tu dû régler les voiles ? Modifier le cap du pilote ? As-tu vu une cible AIS ? ». Ah, il faut aussi vérifier s’il n’y a pas de poissons volants échoués sur le pont…
En général, celui qui a assuré le dernier quart (de 3 heures jusqu’au lever de l’équipage) va se coucher pour récupérer pendant que les deux autres assurent la veille.
Un moment important ensuite est le repas de midi où nous nous retrouvons tous les trois. Le menu est discuté et élaboré en fonction des disponibilités de la cambuse et des goûts de chacun. Souvent une salade à base de chou : le chou vert se garde très longtemps. Puis on passera au maïs-haricots verts…
Ensuite chacun y va de sa petite sieste, d’une lecture ou d’une discussion à la portée philosophique proportionnelle à l’immensité qui nous entoure (Rappelez-vous les papys radoteurs). La navigation est assurée par le pilote automatique, à qui il est hors de question de demander son avis, et la veille se fait à tour de rôle, naturellement.
Autre moment important : le repas du soir, aux alentours de whisky o’clock. C’est l’occasion de manger un plat chaud avant d’attaquer les quarts de nuit : de 21 heures à minuit pour Anne-Sophie, suivie par Eric de minuit à 3 heures, puis par Claude jusqu’au lever du jour. Avec pour responsabilité de vérifier que Kousk Eol reste sur la bonne route, que les voiles sont adaptées à la force et la direction du vent, qu’il n’y a pas d’autres navires autour de nous, que les batteries sont toujours chargées, etc. Nous avons opté pour la facilité pour le réglage des voiles : comme l’alizé est relativement fort (autour de 20 nœuds, principalement au vent arrière), nous avons pris deux ris dans la grand-voile dès le début, et ajustons la surface du génois avec son enrouleur, manœuvre qui a l’avantage de pouvoir s’effectuer seul. Mais ça, c’était avant les cinq jours de pétole qui nous attendaient.
Pour certains, les quarts sont aussi le prétexte on ne peut plus fallacieux d’ingurgiter des gâteries de préférence au Nutriscore plutôt élevé dans l’alphabet. Soi-disant que ça aide à tenir le coup, surtout quand le Nutriscore est proche du Z. À côté, se lubrifier l’œsophage à base de kouign aman pourrait passer pour un régime diététique. D’autres préféreront manger des graines…
Un point critique à surveiller régulièrement : la consommation électrique. La recharge des batteries est normalement assurée par les panneaux solaires et l’éolienne. Les panneaux chargent en général le matin, car, comme déjà dit, nous allons vers l’ouest, et’ l’après-midi, les voiles occultent le soleil… Quand à l’éolienne, il lui faut idéalement au moins 15 nœuds pour être vraiment efficace. Mais au vent arrière à plus de 8 nœuds, si le vent réel est de 20 nœuds, il se réduit à une douzaine de nœuds en apparent… Et donc les batteries ne sont pas toujours suffisamment chargées en fin de journée. Une des tâches de l’équipier de quart est donc de vérifier le niveau des batteries pour décider s’il faut lancer le moteur, en général pendant une heure ou deux, afin que le frigo et le pilote soient alimentés : les batteries au plomb n’apprécient que très modérément de voir leur tension descendre en-dessous de 12,2 volts.
« Ben vous avez qu’à barrer à la mimine, bande de feignasses ! », ne manquerez-vous de judicieusement me susurrer. Sauf que barrer au vent arrière, voiles en ciseaux, par bonne brise et mer formée est un exercice demandant beaucoup d’attention, donc plutôt fatigant dans la durée. Le pilote automatique n’est pas, lui, sujet à ce genre de considérations, et se débrouille très bien. Il suffit de rester près de la barre, au cas où.
Et ce tempo, à peu de choses près, se répète pendant les dix-sept jours de la traversée. Dix-sept ? on en recause dans quelques jours…
Vendredi 2 décembre. Ce matin, il reste 1760 milles jusqu’à la Guadeloupe. Dans l’après-midi, une cible AIS apparaît sur l’écran du PC de navigation : c’est Elisabeth, un voilier britannique allant à la Barbade. Sous génois seul, cela fait onze jours qu’ils sont partis des Canaries ! Nous essaierons de nous revoir aux Antilles.
Comme il faut mettre le moteur pour recharger les batteries, nous en profitons pour faire fonctionner le dessalinisateur, très gourmand en électrons… Ça permettra une douche !
La nuit est très tranquille comparée aux précédentes. Le vent est un peu tombé, entre 10 et 15 nœuds, mais Kousk Eol continue à tailler sa route. Tout le monde va enfin pouvoir dormir un peu. En attendant, au matin Elisabeth se trouve à 80 milles derrière nous…
Diététique, bio, malbouffe à bord de Kousk Eol. Si l’on était tenté par une taxonomie des membres de l’équipage concernant les habitudes alimentaires, on arriverait assez rapidement à deux catégories. Deux catégories avec trois individus ? Vous voyez le problème ? D’un côté deux mâles à peine dégrossis et prêts à dévorer tout ce qui traîne de réputé ingurgitable dans les équipets, faisant face à un petit oiseau picorant ses graines. Après d’honorables efforts des deux côtés pour ne pas critiquer trop ouvertement les us de l’« autre », il fallait bien que l’abcès soit crevé. C’est donc par une journée particulièrement ensoleillée et chaude que le conflit éclate… « Venez manger ma salade de lamelles de chou agrémentées de graines de tournesol et quelques raisins secs ! » « Il ne restait pas un bout de ce saucisson pur porc bien gras ? » « C’est quand même mieux pour vous que ces biscuits dégoulinants de chocolat dont vous vous bâfrez à 16 heures ! » « Ah, si : il y a cette terrine foie gras-canard qu’on n’a pas encore entamée… » « Et vous ne buvez pas assez d’eau ! » « Mais si on boit ! Un petit rioja : c’est dommage que la bouteille soit si petite ! » « Tu sais où sont passées les cacahuètes Menguy ? Ça c’est de la bonne protéine, végétale par dessus le marché ! » « N’importe quoi ! Les cacahuètes, bonnes pour la santé ? ».
Il devient urgent que la météo se bouge pour détourner l’équipage de ces discussions stériles, où tout le monde sort renforcé dans ses convictions. Ah mauvaise foi ! Quand tu nous tiens !
Parce que, pour tout vous dire, la météo est en train de nous jouer un sale tour : alizé bien soutenu jusqu’à présent, mais depuis ce matin vendredi 3, un souffle asthmatique à moins de 6 nœuds a bien du mal à déhaler Kousk Eol… Ils sont où, les chocolats Nutriscore X ?
Dimanche 4. La journée de samedi a été consacrée, selon les convictions intimes des membres de l’équipage, à prier Éole ou à l’injurier. Sans aucun effet notable sur notre vitesse. Nous nous nous traînons à environ 3 nœuds de moyenne. Les pointes au-delà de 12 nœuds ne sont plus que de vagues souvenirs qui nous laissent rêveurs… Et la journée de dimanche n’arrange rien. Le fichier météo et ses GRIBs montre une vaste étendue de pétole, qu’il aurait été illusoire de vouloir contourner. Moins de 90 milles pour les dernières 24 heures, alors que nous en faisions plus de 180 il y a seulement quelques jours… Pour en rajouter, les hameçons remontent plus de sargasses que de dorades… Ça devient problématique de pêcher : les sargasses se sont vraiment répandues sur tout l’océan. Seul point un peu positif ; la mer s’est assagie et le bateau a arrêté de rouler, gage de nuits ou siestes plus réparatrices.
Au fait… Moi je dis ça, je dis rien, mais l’info provient de deux sources réputées sûres du bord (pas de noms : il est important de respecter l’anonymat de ses sources) : Anne-Sophie a été vue en train de manger des Menguy !
Lundi 5. Plus de 48 heures que nous pleurons après Éole, sur l’air de « Je cherche après Titine. »… Et toujours pas passée la mi-parcours !
Sur le coup des 9 heures, tout de même, un semblant de vent de sud paraît s’établir. Pas un instant à perdre : le Code à DD est mis en place et nous fait gagner royalement 1,5 nœuds, à la vitesse ébouriffante de 5,5 nœuds ? Sur le bon cap, qui plus est. Une explosion de joie est mesurée sur le sismographe. Et en soirée, nous passons la ligne de mi-parcours ! Arrosée par un ti-punch bien mérité (Gin-tonic pour AS). A partir de maintenant ce n’est que de la descente jusqu’à l’arrivée !
Heu … Descente, oui. Mais ça irait tout de même mieux si on était un peu poussé : le vent tombe à zéro durant la nuit, obligeant à barrer à la main, le pilote ne s’y retrouvant plus. Troisième jour de pétole. Et d’après DD et Jean-Christophe, qui pour l’occasion joue le rôle de nos routeurs, ça devrait durer encore au moins un jour…
Le Code à DD, re-hissé, pendouille tristement en attendant qu’on lui souffle un peu dans les bronches…
Pour couronner le tout, les sargasses s’accrochent aux rapalas dès que ceux-ci sont mis à l’eau. Les sushis, on va continuer à y rêver !
Mardi 6, 17 heures. Le vent a de nouveau disparu… Pour passer une nuit tranquille, après une journée à toucher la barre avec une finesse extrême, nous décidons de mettre le moteur. Même si nous n’avons pas pu faire le plein à Santa Cruz, nous devrions avoir encore assez de gasoil pour une trentaine d’heures d’utilisation.
Mercredi 7, 7 heures. Arrêt du moteur, le vent montrant des signes de frémissement. Puis reprise moteur une heure après devant l’anémie des frémissements. Pour l’arrêter au bout d’une heure, les frémissements semblant se muer en flux plus soutenu. Les SMS reçus d’André et Jean-Christophe nous confirme la présence de dépressions très creuses juste au nord, paraissant repousser l’anticyclone vers le sud. La recommandation est de piquer vers le sud autour des 14°N pour espérer trouver des vents portants, et éviter des vents forts de face, ainsi que la mer qui risque d’aller avec.
Vendredi 9. Toute la journée d’hier s’est déroulée au près, direction ouest-sud-ouest, puis plus franchement ouest, autour de 15°35N. SMS d’André ce matin : il faut continuer vers le sud : le train de grosses dépressions au nord bloque toujours l’anticyclone, et on risque de se retrouver avec du vent dans le nez puis de la pétole. Alors qu’on a une chance de récupérer les alizés plus au sud. Une chance ? En attendant, on vire de bord plein sud. On vous racontera.
Ah oui, cela a fait un mois hier que nous sommes partis de Toulon. Traversée de la Méditerranée au pas de course : six jours pour Gibraltar, avec un arrêt à Alicante. À peu près la même durée pour rejoindre Tenerife, puis un début de traversée speed, avec un alizé musclé, et des journées à presque 200 milles. Alizé qui s’est essoufflé au bout de cinq jours, la faute à un train de dépressions très creuses plus au nord, repoussant l’anticyclone, et générant de la pétole puis des vents contraires sur la route directe, normalement normale. La situation devrait, subjonctif indiquant un possible contraire, s’améliorer d’ici dimanche…
La journée d’Émile Mil. Dans la matinée, nous avions franchi le cap des mille milles restant avant Pointe à Pitre. Le fait de descendre vers le sud nous a fait repasser du mauvais côté de ces mille milles, que nous refranchissons dans la soirée après avoir à nouveau viré vers l’ouest. Vous suivez ?
Dimanche 11. Selon nos routeurs préférés André et Jean-Christophe, c’est entre aujourd’hui et demain que l’alizé reprend ses droits. Au matin, le vent vire progressivement au sud-est : les voiles sont vite mises en ciseaux pour une route directe vers la Guadeloupe, à 870 milles. Pas d’affolement : moins de 8 nœuds pour l’instant.
Depuis hier, deux cibles AIS sont apparues sur l’écran du PC de navigation, nous confortant dans l’idée que l’option est bonne. Il serait temps, après cinq jours de quasi-pétole (à peine 75 milles ces dernières vingt-quatre heures) et être descendus aussi bas (14° N). L’océan, une morne plaine ? Pourquoi pas, après tout : water, l’eau, ça vous rappelle quelque chose ?
Mardi 13. La journée d’hier s’est étirée mollement, avec un vent mou d’est sur une mer molle et couverte de sargasses. « Avec 10 nœuds de vent, Kousk Eol devrait avancer à 5 nœuds ! Il doit y avoir des sargasses dans le safran. » clame Eric. « Ah bon, tu crois, vraiment ? ». Un petit coup de moteur en marche arrière et un nuage de morceaux de sargasses s’étale à l’arrière du bateau, qui repart à 5 nœuds… « Je vous l’avais dit ! ».
Dans la nuit, le vent se lève enfin : 15 à 20 nœuds, toujours d’est. Cette fois-ci, ça sent vraiment l’alizé ! Avec nous voiles en ciseaux et une mer qui se reforme, Kousk Eol recommence à rouler. Commentaire d’Anne-Sophie sur l’utilisation du ou exclusif : « Si j’ai bien compris, sur ce bateau, soit on peut dormir, soir on avance… ». Pas faux : si on peut dormir, c’est que ça ne bouge pas trop, donc qu’il n’y a pas de mer, et probablement peu de vent. Alors que s’il y a du vent, donc de la mer, et qu’en plus on est au vent arrière…
Cette fois, il nous reste moins de 700 milles à parcourir : plus des trois-quarts du la traversée sont derrière nous. Et le vent ne devrait plus nous lâcher.
Sur le coup des sept heures, nous empannons et prenons un ris supplémentaire dans la grand-voile : l’équipage est bien rodé, chacun connaît sa place, et la manœuvre s’exécute sans accroc, malgré les vagues.
Puis arrivent les derniers 500 milles. Kousk Eol, audacieux coursier des démesures océaniques, fend de son étrave effilée le flot céruléen, porté par un Éole généreux, glissant impérialement vers sa caribéenne destination sur le flanc abrupt de la houle majestueuse, faisant jaillir un lactescent poudrin le long de sa coque…
Non, mais je déconne, là, moi ! Qu’est-ce qu’il me prend ? « On » va encore dire que je bois trop…
Je voulais juste dire qu’on avait fait 170 milles les dernières vingt-quatre heures : pas pire. Encore trois jours si ça se maintient.
Jeudi 15. 350 milles ! Et l’alizé tient bon. Nous devrions mouiller devant Saint-Louis, à Marie-Galante, en fin de journée samedi. Tout le monde commence à rêver à voix haute d’un bateau à plat, du petit resto sur la plage… Anne-Sophie : « Et on mangera autre chose que de la salade haricots verts-maïs ? »
Entre-temps, nous avons retiré le tangon pour nous mettre au grand largue, le vent ayant un peu viré est-nord-est. Du coup, nous roulons un peu moins. Selon l’équipage, le « un peu moins » serait tout à fait subjectif, ne correspondant à aucune observation un minimum impartiale et scientifique.
Vendredi 16. Nuit tranquille, mais un peu au nord de la route directe, le vent revenant à l’est. Du coup, re-tangonnage après le petit-déjeuner pour nous mettre vent arrière en route directe : 220 milles encore ! Et évidemment, le roulis s’installe à nouveau… La nuit sera même un peu compliquée avec le passage des grains, signe que les îles ne sont plus très loin…
Échange entre Eric et Anne-Sophie durant le premier quart de la dernière nuit : « Ben Anne-Sophie, tu ne réduis pas ? Le vent est monté jusqu’à 30 nœuds ! » « Ouais, mais au moins, ça avance ! » « Tu n’aurais pas senti le foin des écuries, toi, des fois ? ».
Samedi 17, Marie-Galante et les aquanautes
Le matin, les grains se succèdent, rinçant abondamment le bateau, et améliorant notre moyenne. Le vent monte à 30 nœuds, et la mer se creuse, devenant forte. Le ciel est bouché : il va falloir attendre pour voir la terre, encore à une quarantaine de milles.
Ça va bientôt faire deux heures qu’Anne-Sophie, sur la pointe des pieds, accrochée à l’arceau de la capote, scrute l’horizon, complètement imperméable aux propos de ses coéquipiers. Et soudain, à 10 heures 40 : « Terre en vue ! » « Arrête de boire, Anne-Sophie ! » « Si, je vous assure, là-devant, un peu sur tribord, il y a une terre ! ». Contraints et forcés, mettant de côté toute la mauvaise foi dont nous pouvons être capables, nous lui accordons, du bout des lèvres, le privilège d’avoir vu Marie-Galante la première. Encore 35 milles, et nous devrions être au mouillage devant St-Louis, sur la côte ouest.
Eh bien, ça y est ! Nous sommes enfin arrivés. Partis le 26 novembre de Santa Cruz, nous aurons mis vingt-et-un jours pour cette route dite des alizés. C’est la plus longue traversée sur Kousk Eol, tous océans confondus… Les deux précédentes avaient pris dix-sept jours, presqu’une semaine de moins. La présence de ce train de dépressions très creuses juste au nord de la route a eu un effet assez perturbateur sur l’anticyclone. Presque six jours d’affilés de pétole, c’est du jamais vu ! Et nous nous serons bien fait secouer par une mer souvent désordonnée.
Le Code à DD aura bien servi, pendant quatre jours, nous déhalant dans le petit temps. Et faisant remonter sérieusement la bonne humeur, sinon la moyenne.
Le moral a tenu bon dans l’équipage : on continue à se parler à peu près normalement ! Et le soir, nous nous retrouvons sous une paillote au bord de la plage, ti punch au rhum Bellevue de Marie Galante (59° tout de même) pour les uns, petit chardonnay pour une autre…
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1– Mais bien sûr que si, lecteur : toi aussi a le droit de perdre ton temps à lire ces élucubrations qui fleurent le sel marin et les embruns humides. Ça commence bien : tu en connais, toi, des embruns qui ne soient pas humides ?
2– NTM : nycthémère, en version rap. En un seul mot, comme il se doit.