Lundi 13 mars 2017, 18h45. L’annexe est remontée à bord et pliée, les courses rangées, l’ancre rangée à poste et nous voici partis pour le plus long tronçon de notre croisière du Cap à Fort de France. Nous tablons sur une quinzaine de jours : le vent sera variable, et il y a le pot au noir à franchir.
Pour l’instant, nous avons un petit dix nœuds de sud-est ; nous reprenons nos bords de grand largue, pas forcément sur la route, mais bien plus confortables que le vent arrière. La lune est pleine et illumine la nuit.
Loxodromique vs. Orthodromique
Le lendemain matin, comme la météo l’avait prévu, le vent est toujours d’est-sud-est, autour de douze nœuds : il ne faudra pas le gaspiller si nous voulons tenir nos prévisions ! Je vous fais grâce des discussions à propos de la VMG, sujet déjà largement abordé dans de précédents chapitres. Par contre, deux mille milles, ce n’est pas rien. Doit-on bêtement suivre la loxodromique, ou doit-on plutôt s’aligner sur l’orthodromique ? Je vous entends d’ici : « Qu’est-ce qu’il dit ? ». Deux mots d’explication. Vous n’avez pas été, j’en suis sûr, sans remarquer qu’une carte digne de ce nom, terrestre ou marine, est un morceau de papier plan, comme si on avait mis notre globe à plat. Et jusqu’à preuve du contraire, nos géomètres experts et autres topographes n’ont pas encore tout à fait réussi à faire que la représentation plane soit complètement juste, surtout sur de grandes échelles. Par exemple, les méridiens et les parallèles, des arcs de cercle, sont en général représentés par un quadrillage de droites qui se coupent à angle droit. À l’échelle d’un pays comme la France, où beaucoup d’autres choses sont tordues, ça ne pose pas trop de problème. À l’échelle d’un océan, l’approximation peut devenir plus dure à avaler : regardez pour vous en convaincre la taille et la forme du continent antarctique.
Quand on trace une route, par exemple entre le Cap de Bonne Espérance et Fort de France, sur une carte, la ligne en principe droite coupera tous les méridiens avec le même angle. Essayez de tracer l’arc le plus court qui va entre les mêmes points sur un globe : les méridiens ne sont plus coupés avec le même angle…
Ah ! Donc il y a une différence entre ces deux routes : la première, sur carte plane, s’appelle la loxodromique, alors que la deuxième, la plus courte, s’appelle l’orthodromique. Oui, d’accord, mais alors comment tracer une orthodromique sur une carte plane ? Ben, ça dépend de la transformation utilisée pour avoir une représentation plane du globe, le système géodésique. Comme il n’y a pas que des Normands à naviguer (ou à lire ce chapitre), cette réponse peut sembler un peu courte… En fait, tous les logiciels de navigation, dont l’excellent, et gratuit, OpenCPN, vous traceront automatiquement une orthodromique à partir de votre bête loxodromique, et vous diront même combien de milles vous gagnerez à la suivre ! Les petits malins qui ont un tant soit peu suivi auront noté que si la route suit un méridien ou un parallèle, loxodromie et orthodromie sont confondues.
Bon : ce sera tout pour aujourd’hui, je sens qu’il y en a qui commencent à fatiguer, dans le fond.
Et Kousk Eol, alors, il fait quoi, lui ? Dans la pratique, comme nous sommes sur un voilier, il est très rare que le vent tienne compte de ces considérations : la route suivie sera la plus proche de l’orthodromique, mais largement dépendante de la direction et de la force d’Éole… C’était juste histoire de raconter quelque chose qui paraisse pour une fois un peu intelligent au milieu de cette accumulation de poncifs à la banalité désolante…
Mardi 14 mars. 13H30. Tout allait bien jusque-là. Pendant que certain est en plein stage de réinsertion conjugale, les forçats de Kousk Eol suent à grosses gouttes à ne rien faire sous n’importe quel coin d’ombre. Tranquilles. Et puis tout d’un coup, fin de la récré : « J’ai une touche ! J’ai une touche ! Tout l’équipage, à l’aide ! ». Le Payou nous sort un joli rainbow runner de quatre kilos. Comme le dit avec justesse la sagesse populaire, si vous sashimisez1 sur le vrai pêcheur, vous rirez des sushis ! En tout cas, ce soir, sashimis dans le sloop!
Bon : j’ai de nouveau remisé la boite de confit de canard. Mais je les aurai !
Doll Drums
Nous approchons doucement de l’équateur. Le temps change. La température aussi. Fini l’alizé régulier. Le vent devient capricieux avec les passages de nombreux nuages à grain. C’est le pot au noir, les doll drums des Anglo-saxons. La Zone de Convergence Inter Tropicale des météorologues. La région de basses pressions coincée entre l’anticyclone de l’Atlantique Nord (le fameux des Açores) et celui de l’Atlantique Sud. La ZCIT oscille autour de l’équateur, plus ou moins large, et le temps y est très perturbé. Les gros nuages noirs chargés d’eau sont légion. Le vent, faible ou inexistant, monte brusquement autour de trente nœuds à leur passage : il faut jongler avec l’enrouleur pour réduire la toile à temps. C’est le moment pour l’équipage de sortir le liquide dégraissant : nous commençons à prendre de vraies douches, avec les premières pluies dignes de ce nom depuis le Cap.
La stratégie est simple : se sortir de la ZCIT le plus vite possible ! Et aller récupérer l’alizé de l’Atlantique Nord, plus fort et mieux orienté d’après les GRIBs. Du coup, nous piquons un peu plus au nord, avec l’aide du moteur quand le vent nous lâche. Heureusement, le courant est favorable et nous pousse vers l’ouest. Bientôt nous serons à nouveau dans l’hémisphère nord, que nous avions quitté il y a plus de trois ans.
15 mars, 10h30 : l’équateur est à une centaine de milles sur notre route. Comme à l’aller, nous allons le passer de nuit… Entre temps, nous profitons d’un peu de répit : le vent est maintenant au nord-est, établi autour de douze nœuds. Nous avançons au bon plein2, à plus de six nœuds sur une mer plutôt calme. Quelques gros grains passent de nouveau, cassant ce bon rythme. Nous sommes même obligés de mettre le moteur quelques heures : le vent et tombé et les voiles claquent. Nous en profitons pour refaire le plein d’eau douce, ce que nous n’avions pu faire à Fernando de Noronha.
Ce soir, nous arrivons finalement à manger ce qui était prévu de longue date : confit de canard du sud-ouest, accompagné de ses délicates patates de St Hélène et de quelques patates douces brésiliennes de Fernando de Noronha cuites dans la graisse dudit canard, finement épicées de poivre du Sarawak. Pour le dessert : petits babas au rhum à la fleur de sel de Guérande. Une tuerie sans douleur préparée avec un savoir-faire sadique par le Comptoir de Mathilde (Publicité gratuite), qui vous fait basculer dans le délit de gourmandise sans vous en rendre compte. Rien de tel pour faire passer le pot au noir.
16 mars, six heures dix-sept (8h 17′ 46ʺ UTC, et 35°56′ W) : Kousk Eol navigue à nouveau le mât en l’air ! Après plus de trois ans dans l’hémisphère sud, nous voici de retour chez nous ! Malgré l’heure, la coupette de champagne est de rigueur, sans oublier Poséidon.
Le vent devrait passer progressivement au nord-est, ce qui arrangerait bien nos affaires. Et nous faire naviguer tribord amure, ce qui n’avait plus été le cas pendant longtemps ! En attendant, le pot au noir semble bien derrière nous, et aura été moins marqué que lors de notre descente trois ans plus tôt : moins de quatre heures de moteur. Il nous reste encore mille sept cents milles à courir avant Fort de France…
17 mars. Le vent est effectivement passé au nord-est : quinze nœuds soutenus qui ne sont pas là pour nous déplaire. Il y a bien cette barrière nuageuse à l’horizon, loin devant nous : on verra quand on y sera.
Et quand on y est, en début d’après-midi, il n’est plus temps de faire sa sieste. Le vent monte brutalement à plus de quarante nœuds. La mer fume. Kousk Eol dépasse les neuf nœuds, l’insouciant. Heureusement, l’équipage est maintenant rôdé : le génois est roulé pour n’en laisser qu’un quart, et le troisième ris est pris dans la grand-voile. Et nous avançons toujours à plus de huit nœuds. C’est un très gros grain, chargé de pluie : pas de restriction d’eau douce pour les douches !
Nous allons garder le troisième ris par prudence : l’horizon ne s’est pas vraiment débouché. Nous jouerons avec le génois en attendant d’y voire plus clair…
Et on découvre le pot aux roses : le pot au noir, c’est pas fini ! C’est juste que la ZCIT a pris ses aises et s’est étalée un peu plus que prévu. Pendant plusieurs heures, le vent ne faiblit pas en soufflant à plus de trente nœuds dans une mer un peu agitée, obligeant à barrer à la mimine pour soulager le pilote. La nuit s’annonce difficile… Il faudra être très prudent lors des déplacements dans le cockpit. Puis vers vingt heures, un semblant d’accalmie semble se dessiner : le vent retombe, façon de parler, en dessous de vingt-cinq nœuds et le pilote peut être remis à contribution. Et finalement, la nuit sera un peu agitée, mais sans problème majeur. Le soleil levant révèle un horizon à peu près dégagé…
À peu près, parce que d’autres grains nous occuperons durant la journée. Et les jours suivants… Mais cette fois, l’alizé se maintient.
« Oh ! Vous avez vu ces trucs roses qui flottent sur l’eau ? » « Avec une trompe et de grandes oreilles ? » « Dis pas de conneries : regarde ! » « Ah ouais, on dirait des capotes rose violet, gonflées… ». Finalement, ce ne sont que des magnifiques physalies, toutes voiles dehors, qui se laissent déhaler par le vent, au gré des vagues… Ça nous change un peu des nombreux poissons-volants que Kousk Eol fait décoller régulièrement, au grand bonheur des quelques fous qui tournent autour de nous.
Nous apercevons aussi de nombreux morceaux d’algues jaunâtres, comme des sargasses, qui dérivent et se prennent dans nos hameçons : voici qui va fournir un sérieux alibi pour ne pas manger de poisson !
Lundi 20 mars. Hier soir, exercice peu concluant de récupération de GRIBs : le téléphone Iridium n’était plus reconnu par le PC… Une rapide investigation montre que le câble USB est le fautif : il fait tellement humide que la prise est oxydée. Un autre câble est installé, une petite giclée de WD40 dans la prise, et tout rentre dans l’ordre. Les prévisions montrent que le vent se renforce pour les prochaines quarante-huit heures : vingt-cinq à trente nœuds. Ce que nous aurons effectivement. Et la mer se forme. Du coup, ce qui restait du génois est complètement roulé et la trinquette reprend du service : avec trois ris dans la grand-voile, le bateau est souvent au-dessus de huit nœuds durant la nuit ! En plus, ça mouille ! Les vagues balaient3 régulièrement le pont, et s’engouffrent par les hublots mal fermés : « Pourtant, j’étais sûr de l’avoir fermé, celui-ci… ». La moyenne remonte, inversement proportionnelle au confort à bord… « Ah merde ! Le saladier avec le riz pour midi ! Il vient de voler à travers le carré ! Pourtant, j’avais prévu de le caler juste après mon café. ». Quelque chose me dit qu’on aura tout de même de la salade de riz tout à l’heure, avec juste un peu plus de piment que d’habitude… L’expérience ne se bâtit pas du jour au lendemain…
Point malgré tout positif : les batteries sont chargées à bloc, même après la nuit. Avec le vent et le soleil, éolienne et panneaux solaires se font une concurrence acharnée !
Dix-sept heures trente : ah tiens, c’est ballot, mais le pilote vient de lâcher. À nouveau, le bougre. Et à nouveau, c’est l’axe de la rotule du vérin qui a cassé, net. C’est louche : cet axe, neuf, aura duré trois semaines. Après examen, il semble que le trou taraudé dans lequel il était vissé, sur le secteur de barre, ait pris du jeu. Les à-coups du vérin lui auront été fatals à la longue. Les quarts de nuit se passeront barre à la main, à l’ancienne. Payou y gagne même ses galons de barreur émérite de nuit, cap sur les étoiles.
Au matin, Kousk Eol est mis à la cape pour pouvoir bloquer la barre et entreprendre une réparation. Un trou est percé dans le secteur de barre, et un nouvel axe est bricolé avec un boulon4. L’entretoise de la rotule est faite dans un bout de tuyau, et la bague de friction de l’axe découpée dans le bouchon d’une brique de jus de mangues brésiliennes… Nous croisons tous les doigts pour que la réparation tienne jusqu’à Fort de France, à plus de huit cents milles. Là, nous envisagerons quelque chose de plus définitif.
Nous rallongeons involontairement la liste déjà longue des voiliers circumnavigateurs ayant eu au moins un problème de pilote. Après plus de trois ans sans problème, nous pensions un peu naïvement que ce souci n’était pas pour nous… La mécanique elle-même du pilote n’est pas en cause, construite sérieusement. Le gros point de faiblesse est l’axe de raccord du vérin au secteur de barre, sous-dimensionné. Par mer dure, les efforts sont très importants et l’axe finit par casser.
Mercredi 22 mars. Le pilote tient toujours… Le temps s’est largement amélioré : le ciel chargé de gros et lourds nuages à grain a fait place au soleil. Les grains ne sont plus que sporadiques, et moins violents. Nous retrouvons enfin les conditions normales de la route des alizés de l’Atlantique Nord vers les Antilles.
Midi : Cayenne est par notre travers au sud-ouest, à deux cents milles. Nous continuons à tracer notre route, cette fois, curieusement, avec des volontaires pour barrer : l’angoisse de perdre à nouveau le pilote doit certainement créer des vocations ! Nos dernières estimations nous donnent dans la baie du Marin au milieu de la journée de dimanche, à moins de sept cents milles.
Dix-sept heures trente : plus d’une centaine de dauphins vient tourner autour de nous, assurant le spectacle pendant un bon moment à la tombée du jour. C’était la bousculade à l’étrave. D’après notre guide, ce seraient des dauphins tachetés pantropicaux. Mais moi, ce que j’en dis… Nous n’en aurons pas vu beaucoup depuis le Cap. Même les noddis ne viennent plus chercher refuge pour la nuit.
Vendredi 24 mars. De gros grains bien humides sont passés cette nuit, obligeant à prendre les quarts de l’intérieur du carré.
Hier soir, nous avons changé la dernière bouteille de gaz, la cinquième depuis le départ de Cape Town, soit une tous les huit ou neuf jours. Un record de consommation depuis le départ de Toulon il y a presque quatre ans ! Certains réflexes ou comportements sont loin d’être assimilés pour la vie à bord durant de longues traversées… Le point positif est que l’on a très bien mangé.
Encore quatre cents milles pour le Marin : l’arrivée dimanche dans la journée est compromise ! Surtout que le temps est très variable, et la mer, croisée, casse l’erre du bateau. Mais comme je ne suis rien qu’une mauvaise langue, la mer, à l’écoute, se calme un peu et du coup la moyenne remonte à plus de sept nœuds.
L’heure d’arrivée devient le sujet principal de conversation à bord. Il faut user de diplomatie pour calmer les velléités de mettre toute la toile, et expliquer pourquoi il faut même réduire de temps en temps : nous ne sommes pas en régate et il faut préserver le bateau, qui lui n’a pas terminé son tour… Le vent relativement faible et les allures portantes sur une houle désordonnée font qu’un voire deux ris dans la grand-voile permet de réduire les claquements sur les chariots de latte, par exemple. Cette longue traversée depuis le Cap est une découverte pour la moitié de l’équipage, apparemment très différente de ce qu’elle avait imaginé avant le départ. Il y en a au moins trois de contents d’arriver. Le quatrième aussi, tout bien réfléchi, quoique sans doute pas pour les mêmes raisons…
Samedi 25, 18h30 : après une journée plutôt rapide, apéritif spécial avant l’arrivée. On a prévu du lourd : toasts au pâté Le Hénaff, pour les nostalgiques de la voile bretonne, tartinés sur biscottes au blé complet du Brésil, avec son ti punch au rhum de St Hélène, rien de moins… L’anse du Marin est à moins de cent cinquante milles : jouable pour demain avant la nuit.
Dimanche 26. La hâte d’arriver se transforme en frénésie. Il faut absolument essayer toutes les combinaisons de voiles et de direction pour grappiller quelques dixièmes de nœuds et être au ponton à tout prix ce soir… Repartir comme Moitessier ? On peut arriver à le comprendre, sans excuser le geste.
Neuf heures trente : il reste une cinquantaine de milles. Nous prévoyons d’aller à la marina du Marin, au sud de Fort de France, où nous espérons trouver une place à quai. Pour l’instant, nous progressons plein vent arrière, génois tangonné, à peu près sur la route. Même si le pilote tient et rempli son rôle, les quelques passages de grain imposent une attention un peu soutenue.
Gros changement : le canal 16 de la VHF diffuse en français ! Et nous attrapons notre premier bulletin météo martiniquais, qui ne nous apprend pas grand-chose de nouveau : vent secteur ENE, trois à cinq Beaufort, creux d’environ deux mètres, grains dans l’après-midi, avec tendance orageuse. Bon, les grains, on s’en est tout de même pris trois ou quatre ce matin…
À midi, les côtes de Martinique sont en vue, sous les nuages.
Les derniers milles se feront en zigzagant entre les casiers à langoustes posés de façon un peu anarchique. Et vers dix-huit heures trente, nous prenons une bouée devant les pontons : l’encombrement en bateaux fait que nous différons au lendemain l’arrivée à quai. Nous sommes surpris par le nombre de bateaux, surtout des catamarans: il y en a des centaines au mouillage entre lesquels il faut slalomer en évitant les hauts fonds, et la marina annonce sept cent postes à quai. Mais le mouillage est très tranquille et la nuit sera bonne !
Nous aurons parcouru cinq mille sept cent quatre-vingt dix milles en quarante-trois jours depuis Simon’s Town, en comptant les arrêts.
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1– Mathias : tu n’as pas pu te retenir pour le suivant?
2– Allure entre le près et le vent de travers.
3– Les vagues balaient le pont, on essuie les grains, on se met à sec de toile, on mouille l’ancre, on lubrifie le vis de mulet : c’est aussi çà, la voile.
4– Un de ceux récupérés dans les « poubelles » des yachts de luxe à Papeete… La question « À quoi ça pourra bien servir ? » ne se pose pas sur un voilier.