La météo est bonne, les alizés de sud-est bien établis, et l’équipage au complet : nous partons le neuf août pour une traversée de presque mille quatre cents milles vers le nord qui doit nous amener à Port Moresby, capitale de la Papouasie-Nouvelle Guinée.
L’équipage cette fois est composé, en plus des deux terribles, de William, qui a déjà traversé l’Atlantique avec nous, et de Philippe, que nous avons rencontré à Wallis. Philippe fait de la voile depuis longtemps, mais n’a jamais eu l’occasion d’effectuer une « grande » traversée.
Quelques groupies nous aident à larguer les amarres : Sophie, qui compte pratiquement pour deux vu l’état de son ventre (elle doit accoucher vers le vingt), Catherine, l’épouse de Philippe, et Nathalie, l’épouse de Sylvain de Thétis.
Petit passage à la pompe à gas-oil pour profiter de la détaxe à l’exportation. Où le pompiste nous accueille avec un « C’est quoi ce pavillon ? » agressif. Le pavillon en question est le pavillon de Nouvelle-Calédonie que nous avons hissé comme pavillon de courtoisie. Il se trouve que c’est le pavillon adopté par les Kanaks indépendantistes, et que le préposé au remplissage du réservoir est un Caldoche pur et dur1… Ce n’est pas la première fois que nous avons droit à des remarques. Ce qui semble le plus insupportable est que souvent les Néo-zélandais ou les Australiens en visite mettent ce pavillon plutôt que le français comme ils le devraient. Ce geste est loin d’être naïf et dénué d’arrières pensées…
Départ tranquille : pratiquement pas de vent et mer plate dans le lagon. Nous sortirons par la passe de Dumbea juste à l’ouest de Nouméa.
12h30 : la passe est franchie, et le vent monte un peu. Bonnes conditions pour le Code D : nous filons à environ sept nœuds. Puis une heure après, le vent monte progressivement autour de vingt nœuds : il est temps de passer au génois, et même de prendre un ris. Ce qui permet d’expliquer le fonctionnement de Kousk Eol à nos nouveaux équipiers.
Avec la nuit, quelques grains nous survolent, avec leurs sautes de vent. La mer devient un peu désordonnée : l’amarinage de nos marins à peine marris2 est un peu brutal, et l’accrochage de leur cœur mis à rude épreuve ! Le lendemain, nous voyons toujours les côtes de la Nouvelle-Calédonie : on vous avait bien dit que c’était grand (sept cents kilomètres entre les extrémités des lagons nord et sud) !
11 août. L’alizé semble bien établi, autour de vingt nœuds de sud-est, nous poussant au vent arrière, génois tangonné, vers les Port Moresby.
Le vent arrière est une allure notoirement instable, et le roulis fait plus que simplement bercer… Heureusement, notre pilote automatique fonctionne à merveille et corrige les écarts dus aux vagues folâtres qui sortent de la norme. Mais du coup, les quarts requièrent une attention un peu plus soutenue. Surtout que nous commençons aussi à croiser des cargos.
Nous profitons de l’occasion qui nous est donnée ici pour illustrer une des nombreuses facettes de l’évolutionnisme3. Vous remarquerez les similitudes avec la photo ci-dessous :
Mêmes œil vif, haleine légère et crane dégarni, trois critères qui dénotent sans équivoque des origines communes.
Cette nuit, après le coucher de la demi-lune, nous apercevons plusieurs étoiles filantes. Nous espérons avoir du beau temps pour l’éclipse de soleil du premier septembre, dans l’Océan Indien ! À bord, la vie s’organise. Les nauséeux du départ s’amarinent progressivement : on va pouvoir manger autre chose que des soupes aux nouilles !
Apparemment, il ne faut jamais se réjouir trop tôt : ce qui ressemble à un petit coup de froid grippal s’ajoute aux écœurements océaniques pour rendre patraques trois équipiers, d’ordinaires fringants, sur quatre. Mais tout le monde tient sa place sur Kousk Eol, et le moral est bon. Et pour les petits plats, ça attendra un peu : ce n’est pas le cuistot qui s’en plaindra !
12 août, 10h : « Bzzzziiiii… » fait le moulinet. « Faut ralentir le bateau ! » fait le pêcheur. Au vent arrière, génois tangonné, la manœuvre demande un peu plus de coordination : il faut rouler le génois en choquant progressivement le tangon, puis remonter au vent jusqu’à une vitesse quasi nulle. Je dis bien « quasi » : il faut garder un peu de vitesse pour ne pas se retrouver sur l’autre bord avec les vagues. Courte lutte avec le fretin qui avait dévidé une bonne quantité de fil : « Un ton ! » annonce le connaisseur. En fait, une belle bonite de cinq kilos. « Oh, une bonite ? Pas un mahi-mahi ou un yellow-fin ? Bof… Et si on la rejetait à l’eau en attendant le prochain ? » : Maurice, tu vois le mal que tu as fait ? Ça joue les difficiles : si ce n’est pas une dorade, ou un thon, voire un thazard, on se la joue fine bouche…
Bref : on a pêché une bonite, et on a eu du sushi de bonite toute fraîche pour midi. Et le plat était vide à la fin du repas.
Sinon, avec le soleil voilé, un vent relatif trop faible et l’utilisation régulière du pilote ainsi que du frigo, la charge des batteries se retrouve bien basse. Nous devons donc brûler un peu de gas-oil pour faire tourner l’alternateur et remédier au coup de mou électronique. Cette situation ne nous est pas arrivée très souvent…
Dans l’après-midi, première à bord : Kousk Eol se transforme en tripot… Les cartes de tarot sont sorties et les parties s’enchaînent dans le carré, signe infaillible que les maux de mer s’estompent…
La routine des quarts est bien installée : toutes les deux heures et demie, et on décale chaque soir. Les quarts les plus durs sont ceux du milieu. Le dernier est sympa : on profite des étoiles filantes et du lever du soleil, toujours un peu magique, seul avec son café dans le cockpit.
Dimanche 14 août : ça y est, nous avons franchi la moitié de la route pour Port Moresby cette nuit. Nuit un peu agitée par les passages de grains et leurs surventes. Cette traversée sera la plus inconfortable que nous ayons connue depuis longtemps : nous roulons bord sur bord, ce qui fait qu’il est impossible de se caler sur sa couchette, et qu’on arrive même à se faire éjecter des bancs du cockpit.
C’est peut-être la banquette du carré qui est la moins instable, mais pas à l’abri des allées et venues des équipiers venant se faire un café ou regarder si la route ne dévie pas trop sur la carte.
Mais Kousk Eol trace sa route, avec des pointes à neuf nœuds dans une mer désordonnée et des vagues de trois mètres.
12h30 : le vent monte régulièrement maintenant à trente nœuds et la mer est plus formée, les vagues plus hautes. Le pilote ne peut plus tenir le vent arrière. À la barre, on a du mal à contrer les départs au lof. Il est temps de détangonner le génois et de prendre le troisième ris, avant d ’empanner pour reprendre une route plus tranquille au largue : le vent arrière nous avait progressivement éloigné de la route directe.
L’allure est un peu plus confortable : de belles vagues nous secouent régulièrement, mais au moins, nous pouvons nous caler sur un bord. Malgré la voilure réduite (trois ris dans la grand-voile et un tiers du génois), nous filons encore entre six et sept nœuds. Et il arrive régulièrement à la bôme de traîner dans l’eau…
Les vingt-quatre heures suivantes se ressembleront de ce point de vue : vagues de plus de trois mètres aux crêtes blanches et vent autour des trente nœuds. Voir ces masses d’eau arriver par l’arrière et nous dominer avant que le bateau ne se soulève est impressionnant. Kousk Eol marche bien, mais se fait tout de même bien secouer, et nous avec. Qui a bien pu appeler cet endroit la Mer de Corail ? Nous traversons la route nord-sud des cargos qui font la liaison entre l’Asie et l’Australie, ce qui nous oblige à regarder l’AIS4 de plus près.
Le vent s’oriente un peu plus à l’est, nous écartant un peu plus aussi de la route directe : il est temps de refaire un empannage. L’équipage est bien rodé maintenant : malgré ce qu’on ne pourrait en aucun cas qualifier de doux zéphyr et une mer en harmonie, la manœuvre est effectuée selon les règles en un rien de temps. Bon d’accord : les ténèbres étaient tombées, et on ne voyait pas grand-chose… De plus le frein de bôme est efficace.
Mardi 16 août. Nombreux passages de grains durant la nuit, avec des rafales à quarante nœuds. À l’abri dans le carré sous les rincées, il est rassurant de voir que le pilote fait très bien son boulot. Et comme ça souffle dehors, l’éolienne n’a plus d’excuses pour ne pas charger les batteries et compenser la consommation du pilote.
Rattrapé par mon passé ? Je me prends un exocet dans le cou durant mon quart… J’ignorais ce côté affectueux chez les poissons-volants. Il est un peu groggy lorsque je le rejette à l’eau. Et moi, je sens la marée…
Au matin, nous sommes à trois cents milles de Port Moresby. Les dernières moyennes étaient d’environ cent quatre-vingts milles par vingt-quatre heures. La météo prévoit un vent un peu plus clément sur la fin.
Le vent ne faiblit pas dans la journée : toujours entre vingt-cinq et trente nœuds et une houle creuse. Même si le bateau est à peu près calé sur son bord, régulièrement une série de vagues plus fortes nous secoue bien.
Cette nuit, la lune est quasiment pleine : dans une quinzaine de jours, il y a une éclipse de soleil visible depuis l’océan Indien. Il faudra vérifier si notre route nous permettra de l’admirer : espérons qu’internet à Port Moresby sera à la hauteur !
Comme nous nous préparons au deuxième empannage de la journée (les journées sont harassantes sur Kousk Eol), au clair de lune, un élégant fou brun essaie de se poser sur les panneaux après avoir tenté les barres de flèche, alors que l’éolienne tourne à plein régime. Il a l’air un peu surpris que nous le chassions préventivement… Il repasse quelques instants plus tard pour nous faire apprécier la qualité de son guano dont il asperge généreusement une partie du cockpit et les genoux de Philippe. Aucune reconnaissance.
Mercredi 17 août, sept heures : Port Moresby est à un peu plus de cent quatre-vingts milles. Nous recalons nos montres sur l’heure locale : UTC+10. Nous devrions arriver demain dans la journée si le vent ne baisse pas. Pour l’instant nous sommes toujours avec nos trois ris dans la grand-voile, et un génois à moitié enroulé, ce qui ne nous empêche pas de filer à plus de sept nœuds sous un ciel à grains.
Le temps ne s’arrange pas, comme le prévoyait la météo. Le ciel est maintenant complètement couvert, et le vent régulièrement au-dessus de trente nœuds, parfois plus de quarante dans les rafales. Les vagues se sont mises au diapason : quatre à cinq mètres, et très impressionnantes en arrivant, bien creuses, sur notre arrière. Nous allons bientôt quitter le Pacifique : je me demande qui a bien pu le baptiser ainsi ?
Bon, notre supplique a du être entendue : si le vent et la mer font rien qu’à nous embêter, le soleil réapparaît. Nous pouvons même manger en terrasse.
Embellie de courte durée : quelques heures plus tard, le soleil se couvre à nouveau et le vent en profite pour monter en régime. A la nuit tombée, un fou (le même que l’autre jour ?) tourne autour du bateau en cherchant un endroit où se poser, évidemment encore une fois à côté de l’éolienne… Il faudra insister pour qu’il aille voir ailleurs.
Jeudi 18 août, sept heures. La nuit a été encore une fois agitée, et particulièrement humide. Un des chariots de la ralingue de grand-voile s’est désolidarisé d’une des lattes : il faudra vérifier le gréement une fois au port, qui est maintenant à environ trente-cinq milles. En attendant, le café matinal se prend à l’air…
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Une fois n’est pas coutume : l’équipe de rédaction, consciente de l’aspect parfois rébarbatif et embrouillé des articles et des efforts à consentir pour suivre péniblement le fil de ce voyage, propose, pour reposer les neurones les plus fragiles, un divertissement. Sur la photo suivante vous reconnaîtrez deux équipiers prenant leur petit déjeuner dans l’air du large. Malgré un environnement prônant une certaine égalité entre individus à bord de Kousk Eol, quelques subtiles différences ont réussi à se glisser dans cette image, entre partenaires de ce couple improbable. Saurez-vous en trouver au moins sept en moins de trente minutes ?
Neuf heures : nous devrions être en face de la passe entrant dans le lagon avant Port Moresby d’ici deux à trois heures. Coup d’œil à la table des marées : pile poil à mi-jusant, donc quand le courant sortant est le plus fort, bien sûr contre la houle qui fait bien quatre mètres. Avec la remontée brutale des fonds, on peut s’attendre à des rouleaux costauds… Nous irons jeter un coup d’œil avant de nous engager, mais nous serons peut-être obligés d’attendre la renverse.
Onze heures : la passe est à un peu plus de trois milles. Le soleil est revenu et il semble que les éléments se calment un peu. Nous avançons quand même toujours à six nœuds sous grand-voile seule avec trois ris. La passe semble épargnée par les gros rouleaux s ‘écrasant sur le récif. Nous avançons doucement. Le courant pousse vers la mer et la passe est large : en cas de difficulté, nous ferons demi-tour. Mais tout va bien, avec « seulement » deux nœuds de courant dans le nez, et à midi nous franchissons le Basilisk Passage.
Soudainement, les vagues ne font plus que cinquante centimètres : elles montrent bien des crêtes blanches pour faire comme les grandes, mais nous ne sommes pas dupes ! La grand-voile est vite affalée et nous continuons sous un tiers de génois vers Port Moresby à trois milles plus au nord. Quelle tranquillité tout d’un coup !
Et à treize heures, nous sommes à l’ancre à l’entrée de la marina, en attendant les officiels : le ponton sera pour plus tard, quand nous aurons l’autorisation de débarquer.
Le vent souffle toujours, mais cette fois le bateau ne bouge pas… Ces neuf jours de traversée ont marqué : pas un jour de répit, une semaine sous trois ris, presque cinq jours de vent arrière à se faire rouler bord sur bord. Difficile de dormir profondément.
Mais poupée, c’est pas pour dire et c’est pas du pipeau : les papiers tamponnés, la pimpante poupe des papys sans pompon ni poux pointe5, pompeuse, au ponton papou pas pire : pin pon ! Pas pu m’en empêcher. Pas pu6…
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1– En l’absence de proposition alternative, ce pavillon commence même à orner les mâts et murs des bâtiments officiels de la République…
2– Maris aussi, mais le sujet n’est pas à l’ordre du jour.
3– Aussi connu sous le vocable de « Darwinisme ». Entre nous, encore heureux que ceux qui savent n’aient pas utilisé le prénom du grand Charles: « Charlatanisme », ça sonne nettement moins bien, moins crédible.
4– Pour ceux qui ont du mal à suivre, ou qui sont un peu dissipés, je rappelle que l’Automated Identification System permet d’émettre et recevoir les informations, principalement sur les navires commerciaux, comme le nom, la taille, la position, la vitesse, le cap. Et donc de déterminer s’il y a risque de collision.
5– La poupe peut pointer, lorsque la prise de quai se fait en marche arrière. Si, si.
6– Mathias : on n’est pas obligé de faire un concours !